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Lifestyle - Photo-roman

L’instant où Beyrouth a changé pour toujours...

Deux ans plus tard, en regardant la ville qui semble « normale » du dehors – à part peut-être les silos qui ont commencé à s’effondrer hier –, en voyant la rage collective s’estomper, c’est comme si rien ne s’était passé ce 4 août 2020. Mais il reste chez les survivants le souvenir précis de ce moment où tout a basculé, ce moment impossible à oublier. Et une douleur sourde et silencieuse.

L’instant où Beyrouth a changé pour toujours...

Les silos du port de Beyrouth avant la double explosion du 4 août 2020. Photo tirée du compte Instagram @oldbeiruthlebanon

« Life changes fast. Life changes in the instant. You sit down to dinner and life as you know it ends » (« La vie change vite. La vie change dans l’instant. Vous vous apprêtez à dîner et la vie telle que vous la connaissiez prend fin »), Joan Didion, The Year of Magical Thinking (2005).

Jeudi, ça fera deux ans. Jeudi, ça fera deux ans qu’à chaque fois qu’elle se retrouve dans la salle de séjour, qu’à chaque fois qu’elle s’enfonce dans le velours jaune moutarde du sofa en L de la salle de séjour, qu’à chaque fois qu’elle pose quelque chose sur la table basse, chinoise et laquée rouge de la salle de séjour, qu’à chaque fois qu’elle regarde l’heure et qu’il est par hasard 18h08, qu’à chaque quatre du mois, que parfois même sans raison, sans déclencheur, sans prévenir, tout lui revient. Le souvenir l’assaille. « Avec de moins en moins de précision, me dit-elle, mais je n’ai rien oublié. Je ne pourrai jamais oublier. » C’était une fin de journée ordinaire. Une journée sans rien à signaler sinon les obstacles du quotidien, devenus ordinaires depuis la crise économique. Une fin de journée écrasée par la chaleur ordinaire d’un mois d’août beyrouthin. M. était rentrée chez elle vers 17h30, exténuée par le trafic provoqué par l’annonce d’un énième bouclage du pays. Elle s’apprêtait pour l’heure du késs, un moment sacré avec son fils L., dans la salle de séjour, et en une fraction de seconde, il n’était plus là. Emporté par le tsunami invisible. Mort. La vie telle que M. la connaissait s’est terminée à ce moment-là, elle a pris fin le mardi 4 août 2020, à 18h08.

Le moment où il n’est plus jamais revenu

Des minutes et des heures qui l’ont précédé, de l’instant même, M. n’a donc rien oublié. Elle n’a pas oublié ce qu’elle avait fait le matin de ce 4 août-là : le coiffeur et le monde au supermarché, le temps qu’il faisait, son score à la partie de bridge en début d’après-midi, le trafic qu’il y avait en rentrant, ce qu’elle avait prévu pour le dîner : escalopes, frites et taboulé, « le repas préféré de L », et ce qu’elle portait, un twin-set en coton blanc, devenu rouge de sang, l’émission qui passait sur TF1 à cette heure-ci, un épisode de Joséphine, ange gardien avec Mimie Mathy, et surtout le verre de gin que son fils L. avait quémandé en lui caressant l’épaule et prenant sa voix de petit garçon, comme toutes les fins de journée à six heures précises, quand il passe ses étés au Liban. Elle n’a pas oublié le moment où elle a posé le verre de gin de L. sur un napperon en dentelle anglaise, le bol de bzourate sur la table basse chinoise et laquée rouge de la salle de séjour. « Merci mam. » Le moment où elle s’est finalement enfoncée dans le velours jaune moutarde du sofa en L et où, imperceptiblement, ses yeux se sont écarquillés en découvrant les flammes qui léchaient les silos du port. Le feu qui, à mesure, gonflait. Puis les premiers éclats. « L., regarde ça. Il y a un feu au port, on dirait que ce sont des feux d’artifice. Appelle ta sœur ! » Elle n’a pas oublié le moment où L. s’est levé pour aller voir. « Éloigne-toi de la baie vitrée ! » Le moment où L. s’est obstiné à rester sur place. L’instant où il n’est plus jamais revenu. La mémoire se décolore et s’affaiblit aux mains du temps, mais M. n’a rien oublié de cet enchaînement de moments.

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Hier après-midi, en regardant depuis le sofa jaune moutarde les silos commencer à tomber, pièce par pièce, comme un château de cartes, le film du 4 août s’est mis à rejouer dans sa tête sans qu’elle ne puisse rien faire, sans qu’elle ne puisse renverser le sablier du temps. Hier, c’est elle qui était debout devant sa baie vitrée, elle qui a refusé de s’en éloigner ; en espérant secrètement, dans le fond, que le nuage gris la prenne à son tour.

M. habite la rue Sursock depuis la fin des années 60, au neuvième étage d’un immeuble qui donne sur le port de Beyrouth. Elle y garde, dans le tiroir d’un coffre en nacre damascène, des images en argentique des silos au tout début de leur construction, en 1968. Des images des silos lorsqu’ils avaient trouvé leur forme définitive en 1970, celle qu’on a connue jusqu’au 4 août 2020. Les silos en arrière-plan d’une photo du déjeuner donné à l’occasion du baptême de L., lui dans sa petite robe blanche en organza avec ses joues comme des boutons de rose. Les silos au fond d’une photo de l’un de ses anniversaires d’adolescence, sur la terrasse de l’appartement. Les silos en toile de fond d’une photo de la fête organisée quand il a eu son bac, puis son diplôme d’ingénieur. Les silos, décor d’une photo prise le jour de son mariage. L. entouré de ses meilleurs amis, dans leurs tuxedos, avec des verres de champagne à la main. Aujourd’hui, de L., il ne reste plus que ces images, d’autres parsemées sur un piano muet, sur les murs du couloir, à côté d’icônes religieuses. Le temps, la vie, la guerre avaient beau passer, les silos ont toujours été là, une présence silencieuse et rassurante dans le paysage émotionnel de M. Aujourd’hui, des silos, il ne reste plus qu’un fantôme tailladé, une carcasse enfumée, un corps malade qui, hier dans l’après-midi, déclarait forfait, K.-O. Demain, quand vous lirez ces lignes, il n’en restera peut-être plus rien. Et demain, quand il n’y aura plus rien, oublierons-nous L. et tous ceux qui sont partis ?

Cette chose dans les yeux

Ces silos, M. ne les avait jamais vraiment regardés, n’avait jamais réellement compris leur fonction, et en tout cas, jamais pensé que dans leur ventre dormait une bombe prête à imploser et faire imploser la ville en entier. Une bombe prête à lui arracher Beyrouth et son fils; au cours d’un jour ordinaire, pile au moment où elle s’apprêtait à prendre un verre avec lui, sur le sofa jaune moutarde de la salle de séjour, supposément le lieu le plus familier, le plus intime, le plus rassurant à ses yeux. L’histoire de M. est la dernière qui me soit parvenue du cauchemar du 4 août. Elle me l’a racontée, son histoire, enfoncée dans le velours jaune moutarde de son sofa en L, devant la table basse chinoise, laquée rouge. Elle avait l’impression de se demander ce qu’elle faisait là, comment elle était encore là, pourquoi le tsunami ne l’avait pas prise. Tout ce qu’il lui restait désormais, c’était le souvenir de l’instant précis et qui lui revient sans prévenir. Aucune colère, aucune velléité de vengeance, ses larmes n’étaient même pas parvenues à monter.

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Comme M., il est impossible à tous les survivants de cette apocalypse inaccessible aux mots, moi inclus, d’oublier où ils étaient, le dernier coup de fil qu’ils ont passé, ce qu’ils faisaient, le temps qu’il faisait, le trafic qu’il y avait et ce qu’ils portaient ce jour-là. Il ne leur reste plus que le souvenir du moment, rien que ça. Le moment ordinaire et pas celui où tout a basculé en une fraction de seconde. Et deux ans plus tard, pour peu qu’ils prononcent, presque en murmurant, les mots quatre et août, leurs yeux se chargent de cette chose hélas indescriptible. Cette chose que seuls ceux qui ont vécu ce drame-là peuvent comprendre et déceler. Je n’arrive pas à décrire cette chose, je n’y parviendrai jamais, mais elle se rapproche du vide, de la nudité, de la vulnérabilité la plus totale. De la mort. Leurs yeux ressemblent aux silos du port tels qu’ils sont aujourd’hui, là mais pas là, entre la vie et la mort. Depuis ce 4 août 2020, tous ces gens, ceux qui ont perdu des fils, des parents, des amis, des appartements, des commerces, des repères, ou même ceux qui se sentent coupables de n’avoir rien perdu, tous font semblant de vivre. Ils sentent quelque chose brûler à l’intérieur, à chaque 4 du mois ou quand ils regardent l’heure et qu’il est par hasard 18h08. Deux ans plus tard, en parcourant la ville qui semble « normale » de dehors – à part les silos qui ont commencé à s’effondrer hier et dont il ne restera peut-être plus rien demain–, en voyant les Libanais qui sont encore là, comme M., leur rage dont on pense qu’elle s’est évaporée, on pourrait facilement croire que rien ne s’est passé ce 4 août 2020. Mais dans leur regard, dans le regard de ceux qui ont survécu, il y aura pour toujours le souvenir de ce moment où Beyrouth a changé à jamais.

« Life changes fast. Life changes in the instant. You sit down to dinner and life as you know it ends » (« La vie change vite. La vie change dans l’instant. Vous vous apprêtez à dîner et la vie telle que vous la connaissiez prend fin »), Joan Didion, The Year of Magical Thinking (2005). Jeudi, ça fera deux ans. Jeudi, ça fera deux ans qu’à chaque fois qu’elle...

commentaires (1)

""Emporté par le tsunami invisible. Mort. La vie telle que M. la connaissait s’est terminée à ce moment-là, elle a pris fin le mardi 4 août 2020, à 18h08."" C’est l’histoire du destin brisé d’une personne confortablement assise ""dans le velours jaune moutarde du sofa en L"" (mais quelle redondance, 4 ou cinq fois !), et le fils L, et les silos en L, et quoi encore, le bol de bzourate en L ? Et la sympathique Mathy, pour en faire un récit. Et c’est du déjà lu et entendu que ""La mémoire se décolore et s’affaiblit aux mains du temps"" quand on connaît le rapport des Libanais à la mémoire, quand chacun a son récit, et d’aucuns vous diront c’est ce qui fait le charme du récit des Libanais, qui vous citent de mémoire, et surtout (les psys le confirment) c’est qui nous fait survivre.

Nabil

18 h 56, le 01 août 2022

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Commentaires (1)

  • ""Emporté par le tsunami invisible. Mort. La vie telle que M. la connaissait s’est terminée à ce moment-là, elle a pris fin le mardi 4 août 2020, à 18h08."" C’est l’histoire du destin brisé d’une personne confortablement assise ""dans le velours jaune moutarde du sofa en L"" (mais quelle redondance, 4 ou cinq fois !), et le fils L, et les silos en L, et quoi encore, le bol de bzourate en L ? Et la sympathique Mathy, pour en faire un récit. Et c’est du déjà lu et entendu que ""La mémoire se décolore et s’affaiblit aux mains du temps"" quand on connaît le rapport des Libanais à la mémoire, quand chacun a son récit, et d’aucuns vous diront c’est ce qui fait le charme du récit des Libanais, qui vous citent de mémoire, et surtout (les psys le confirment) c’est qui nous fait survivre.

    Nabil

    18 h 56, le 01 août 2022

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