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Franc(e) de port

C’est un peu comme la gueule de bois, cette nauséeuse lassitude qui vous habite au lendemain d’une soirée trop arrosée. Jeudi 4 août pourtant, les Libanais n’étaient guère portés sur la fête. En procession dans les rues ou calfeutrés chez eux devant leur petit écran, ils étaient nombreux à partager pêle-mêle les mêmes sursauts de colère et de tristesse, de révolte et d’abattement. Quoi, deux ans déjà depuis l’hécatombe du port de Beyrouth et toujours rien ? Passé l’effervescence populaire de ce jeudi, l’existence reprenait son morne cours hier ; mais avouez-le, ce sentiment de rageuse impuissance n’en devenait paradoxalement que plus cuisant…


C’est que, drame après drame, tragédie après tragédie, crise sur crise, on est bien près d’avoir réussi à nous conditionner, à nous programmer, à nous reformater. Ce pays naguère prospère et qui respirait la joie de vivre, on s’est acharné à le transformer en un pitoyable lieu de lamentations. D’un peuple pétant le feu on cherche à faire une foule de pleureurs et de pleureuses, tout juste laissés libres de commémorer ces malheurs qui frappent le Liban. De fait, nous voilà à honorer, à longueur de calendrier, la mémoire de ces illustres chefs politiques et leaders d’opinion lâchement mais méthodiquement assassinés ces dernières années. Avec l’épouvantable bilan humain des explosions du port, nous sommes passés du détail au gros. Et alors qu’ils n’ont pas fini de faire le deuil de leurs économies pillées par un État brigand, les citoyens horrifiés voient s’effondrer pan après pan la justice, institution essentielle entre toutes : désolant spectacle qui n’est pas sans évoquer la lente mais inéluctable disparition de ces silencieux témoins du crime que furent les silos du port.


Les râles annonciateurs de la fin n’ont pas manqué ces derniers temps. Des députés poursuivis par la loi ont ironiquement été bombardés membres de la commission parlementaire de la Justice ; l’appareil judiciaire a été carrément court-circuité (et s’est vu narguer une fois de plus!) avec la réactivation d’une prétendue Haute Cour seule apte à juger présidents et ministres ; et surtout trois bonnes douzaines de recours en récusation sont venues viser le juge d’instruction Tarek Bitar, le vouant pour longtemps sans doute au chômage forcé.


De ce dernier, Hassan Nasrallah affirmait hier même qu’il était le nœud du problème, et donc que sa mise à l’écart en était la solution. On ne peut qu’acquiescer. Oui, ce courageux et irréductible magistrat est effectivement un problème, un gros. Mais il l’est uniquement pour ceux qui ont à se reprocher leur malveillance, leur criminelle négligence ou alors leur corruption dans la fatale odyssée de ces tonnes de nitrate d’ammonium ; déchargée à Beyrouth, sommairement stockée comme on le ferait de vulgaires sacs de céréales, la mortelle marchandise aura passé comme une lettre à la poste, franc de port.


Oui, serait-on tenté de renchérir, le départ du juge Bitar pourrait être la solution. Mais seulement à la condition expresse, rigoureuse, sine qua non, qu’il passe la flambeau à une équipe d’enquêteurs internationaux. Ce qui frappe le plus dans la deuxième commémoration de l’holocauste du port, c’est l’insistance des orateurs et de la foule, mais aussi de plus d’un chef religieux, à remettre sur le tapis cette vieille revendication. Non moins remarquables sont les reproches, parfois vifs, adressés à ce propos à la France.


Fidèle aux liens historiques, culturels et affectifs liant l’Hexagone au Liban, venu dès le lendemain de la catastrophe du port exprimer sa solidarité avec les Libanais, le président Emmanuel Macron a néanmoins pu décevoir sur divers plans. Sa feuille de route pour une sortie de crise est demeurée lettre morte, de même d’ailleurs que ses menaces de sanctions contre les dirigeants locaux. Mais surtout, il n’a pas donné suite à sa propre exigence d’une investigation internationale. Alors qu’était normalement prévue une démarche auprès du Conseil onusien des droits de l’homme, la locomotive française est restée en gare et d’autres pays amis en ont pris prétexte pour oublier l’affaire, à la grande irritation de l’association Human Rights Watch. D’autant plus regrettable est la panne que le processus avait connu une amorce de matérialisation avec l’envoi sur place de techniciens de la DGSE et du FBI américain. Or rien n’a filtré de ces premières recherches, pas plus d’ailleurs que des images satellitaires françaises remises aux responsables libanais, ce qui ne pouvait hélas qu’apporter de l’eau au moulin des adeptes de la théorie du complot.


Comme de règle en politique, il s’avère que les lauriers amassés à Beyrouth par Emmanuel Macron n’étaient pas dépourvus d’épines : raison supplémentaire, pour la France, d’accomplir pleinement sa vocation levantine.


Laisser les saboteurs faire de nous un peuple de pleureurs, c’est se résigner à pleurer un jour le Liban.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

C’est un peu comme la gueule de bois, cette nauséeuse lassitude qui vous habite au lendemain d’une soirée trop arrosée. Jeudi 4 août pourtant, les Libanais n’étaient guère portés sur la fête. En procession dans les rues ou calfeutrés chez eux devant leur petit écran, ils étaient nombreux à partager pêle-mêle les mêmes sursauts de colère et de tristesse, de révolte et...