À première vue, il s’agit d’une banale colline comme il en existe des milliers dans le Mont-Liban, mélange de rochers irréguliers et de verdure. Il fallait l’œil expert de Dany Azar, paléontologue et professeur à l’Université libanaise, pour y découvrir un trésor caché : des empreintes de pas de dinosaures, vieilles de 125 millions d’années !
Ce site du crétacé, niché entre deux villages du Kesrouan, Batha (la plus grande partie) et Ghosta, est à l’étude depuis 2010. C’est en 2016 que Dany Azar et son équipe publient un article scientifique dévoilant toutes les informations que ces empreintes de pas révèlent sur cette époque lointaine, où le Liban actuel se trouvait quelque part au nord-est du supercontinent antique de Gondwana, aux abords du paléo-océan Théthys, ancêtre de la Méditerranée. « Il reste toutefois beaucoup de choses à étudier, ce terrain n’a pas encore livré tous ses secrets », poursuit-il.
Si le site a fait parler de lui plus récemment, c’est pour une tout autre raison. « Ce site d’une superficie de mille mètres carrés environ, qui s’étend sur plusieurs centaines de mètres de longueur et est réparti sur trois lopins, est aux abords d’un terrain dont le propriétaire veut obtenir un droit de passage qui détruirait la colline », explique le scientifique à L’Orient-Le Jour.
Cette éventualité a provoqué une levée de boucliers, autant dans les médias qu’auprès des responsables concernés. Dany Azar explique que deux ministères sont principalement responsables de ce dossier : le ministère de l’Environnement, étant donné qu’il s’agit d’un site naturel, et le ministère de la Culture, puisqu’il s’agit d’un patrimoine national et même de portée internationale. « Il existe peu d’autres lieux au monde, à notre connaissance, où l’on trouve des traces de pas datant de cette période précise. Du moins, il n’y en a pas au Moyen-Orient », explique-t-il, ajoutant qu’un passage a été consacré à ce site dans un manuel du baccalauréat français. Le paléontologue dit s’être déjà entretenu avec le ministre de la Culture Mohammad Mortada, soulignant qu’un autre entretien entre les deux hommes et le ministre de l’Environnement a été retardé en raison d’un empêchement de ce dernier. Toutefois, la Direction générale des antiquités (qui relève du ministère de la Culture), poursuit-il, a envoyé une mission inspecter le site et a fait un rapport qu’elle a remis aux deux municipalités, demandant la protection du site et l’arrêt de tout travaux qui pourraient l’altérer. Cela a été confirmé à L’OLJ par le président du conseil municipal de Batha, Frem el-Saqim.
Ce site, indique pour sa part M. Mortada à L’OLJ, « relève plus de la prérogative du ministère de l’Environnement que de celui de la Culture, étant donné qu’il relève du patrimoine naturel et non humain ». Il assure cependant que les efforts se poursuivent pour le protéger, certifiant qu’« il ne sera altéré en aucun cas ». « Nous y veillons, c’est un patrimoine à l’échelle de l’humanité pas seulement du Liban. »
À L’OLJ, le ministre de l’Environnement Nasser Yassine confirme « avoir déjà discuté de l’affaire avec le ministre de la Culture » et assure « être prêt à appuyer tout plan de protection de la zone ». Pour sa part, M. Saqim précise « avoir empêché tout travaux dans cette zone, depuis la réception du rapport de la DGA à ce sujet ».
Trois familles de dinosaures
Les résultats de l’étude de Dany Azar sur ce site sont une véritable machine à remonter le temps. Sur 125 millions d’années. « Il semble que ce site ait été une plage aux abords d’un lagon sur l’océan Théthys, précise-t-il. Cet endroit était apparemment un lieu de passage très fréquenté, et sur une longue période de temps, puisqu’on constate la présence de traces de pas sur plusieurs couches géologiques. Ces empreintes appartiennent à plusieurs groupes de dinosaures, relevant de trois familles essentiellement : des sauropodes, des théropodes et des ornithopodes. Les deux derniers sont des carnivores (dans la famille des théropodes, on trouve le célèbre tyrannosaure) alors que le premier est un herbivore. »
Le site permet de reconstituer tout l’environnement de l’époque, avec sa faune et sa flore. « On apprend que le Liban se trouvait alors sur la ligne de l’Équateur, quelque part au nord-est du supercontinent antique de Gondwana, aux abords du paléo-océan Théthys, ancêtre de la Méditerranée. Il y avait probablement des forêts tropicales à l’époque, vers lesquelles se dirigeaient les dinosaures qui ont laissé leurs empreintes sur le sol. »
Comment expliquer un tel état de préservation de ces empreintes ? « Un concours de circonstances dont nous pouvons bénéficier aujourd’hui, répond le scientifique. Le sol est calcaire et, puisqu’il s’agissait d’un rivage, il était probablement boueux, ce qui a contribué à garder des traces de ce passage perpétuel des bêtes. Avec le temps, les sédiments ont recouvert ces empreintes et les ont protégées, tout en se solidifiant. »
L’importance de ce site est incommensurable. « Il nous permet de reconstituer tout le paléoclimat du Liban à l’époque, et nous donne des informations sur la paléogéographie, souligne Dany Azar. Des animaux et algues microscopiques prélevés sur les rochers permettent de collecter des données sur l’environnement de l’époque. Seule information qu’on ne peut pas déduire de ces traces : les espèces des dinosaures. Voilà pourquoi on ne peut deviner que les familles auxquelles appartenaient ces spécimens. On peut néanmoins déduire leur taille – qui variait entre de véritables mastodontes de deux à trois mètres de hauteur sur une longueur de huit mètres, à des spécimens beaucoup plus petits – ainsi que la vitesse à laquelle ils se déplaçaient. »
Ce lieu, qui était une plage plate, est vertical aujourd’hui, puisqu’il s’agit d’une colline, 125 millions d’années plus tard. Selon le paléontologue, cela s’explique aisément. « La montagne libanaise est bien plus récente, née il y a quelque trente millions d’années. Elle a poussé en raison de la collision entre deux grands continents et de facteurs tectoniques convergents. C’est ce qui explique que le site, qui était horizontal à la base, soit vertical aujourd’hui. »
Pour Dany Azar, il est crucial de conserver intact, à tout prix, ce lieu, car il s’agit là d’« un patrimoine mondial et pas seulement libanais ». Et pour cela, il ne suffira pas de le protéger ponctuellement de telle ou telle menace, mais de le classer. « Il faut aussi nettoyer la colline des mauvaises herbes et protéger les traces qui, si elles sont trop exposées à l’air, se détériorent rapidement », dit-il.
commentaires (5)
Il suffit d’exproprier le site c’est à la municipalité de le faire et à la population de la lui demander
Georges Assaf
13 h 08, le 16 juillet 2022