Critiques littéraires Romans

La dérision comme art d’exister

La dérision comme art d’exister

D.R.

Un chien de rue bien entraîné de Muhammad Aladdin, traduit de l’arabe par Khaled Osman, Actes Sud, 2022, 128 p.

La parution d’Un chien de rue bien entraîné (Kalb baladî mudarrab, 2014) de l’écrivain égyptien Muhammad Aladdin chez Sindbad/Actes Sud, servi par la remarquable traduction de Khaled Osman, est un événement dont on ne peut que se réjouir. Aladdin a à son actif cinq autres romans et quatre recueils de nouvelles. Son premier roman, l’Évangile selon Adam (2006), le propulse comme l’un des écrivains les plus prometteurs qu’il faudrait impérativement découvrir. La série comics Maganîn (« Les fous ») publiée avec Ahmad Alaidy entre 2000 et 2002, avec 30 000 exemplaires vendus, est un bestseller du genre. Muhammad Aladdin vit depuis 2019 à Berlin où il se consacre à l’écriture.

L’auteur fait partie de la nouvelle génération d’écrivains qui tente de refaçonner les codes de l’écriture, la libérant des exigences de l’esthétique sociale et édifiante. Un chien de rue bien entraîné jette un regard ludique et décalé sur une réalité qui déchante. Le roman joue des multiples ressources de la dérision, l’érigeant en un contre-pouvoir capable à la fois de libérer l’imagination et de questionner de façon acerbe les sujets du vécu quotidien.

Ahmad, le narrateur, ainsi que la bande de ses copains, « des égarés sans avenir », accros aux drogues de toutes sortes, sont des « spécimens de cette nouvelle génération de jeunes à la mode ». Comme les chiens de rue errants, ils savent se débrouiller et se tirer d’affaire par une sorte d’instinct de survie jovial, quelle que problématique que soit la situation. Orphelin de mère, Ahmad, surnommé Mao, vit chez sa tante. Sa licence de lettres ne lui permet pas, à elle seule, de décrocher un emploi – « tout marche par piston ». Pour participer aux dépenses du foyer, il écrit des récits pornographiques pour sites spécialisés, payés trois dollars le texte. Il trouve l’inspiration soit dans ses expériences et ses fantasmes personnels, soit dans ses connaissances érudites de l’histoire du cinéma X qui remontent à une obsession de longue date entretenue par la fréquentation des forums internet, soit dans les chefs-d’œuvre de Nadia Lafesse. L’occasion de glisser « accessoirement » que l’Égypte, terre de l’islam, « occupe la troisième position après les États-Unis et l’Inde en termes de consultation de sites pornographiques ». Alaa, dénommé Le Loule, est diplômé de l’Institut du cinéma. Il rêve de tourner un film mélodramatique autour de l’amour impossible entre un jeune homme romantique et une fille atteinte d’un mal incurable. Un genre d’histoire à La Dame aux camélias dont est férue la fiction populaire égyptienne. Ahmad lui suggère des scénarios en phase avec les évolutions de la société. Une fille qui se révèle être une pute ou qui ne s’intéresse qu’à l’argent du soupirant serait un personnage plus convaincant. Le Loule devra toutefois se contenter de recruter des danseuses du ventre dans des cabarets miteux en vue de les filmer et de diffuser les vidéos sur YouTube. Abdallah, fils d’un riche marchand, devient toxicomane. Névine est une aventurière débauchée, et Ali l’Amende, une sorte de maquereau qui dévalise les femmes dont il s’est lassé. Les épisodes défilent sous nos yeux comme autant de séquences d’un film déjanté. Le dernier chapitre où la bande conçoit un plan pour reprendre à Ali l’Amende l’argent et la voiture qu’il a volés à Névine non sans l’avoir rouée de coups, se termine sur une débandade digne du cinéma burlesque.

À travers ces récits débridés se lisent les désillusions des différents modèles de société et le malaise des aspirations individuelles et collectives. Le désenchantement se faufile entre un avant et un après : « C’était vraiment une époque heureuse, qui laissait augurer de beaux jours à venir, car l’Égypte était en pleine transformation, et le mégaprojet immobilier de Dreamland était en gestation. » Ou encore : « En vérité c’étaient des jours heureux… Peut-être aussi était-ce notre jeune âge qui nous plongeait dans une sorte de gaieté permanente. » Les années 1990 avec la démocratisation d’internet et des nouvelles technologies promettaient une modernité qui tournerait définitivement la page du passé. Or, le présent a « un air de déjà-vu ». Le Caire, sans se départir de son agitation effrénée, ressemble à « un brouillon inachevé ». Le propos lâché par le passager d’un minibus, « Mais qu’est-ce qui nous arrive, bon Dieu, comment est-ce qu’on a pu tomber si bas ? », résonne au-delà de la situation particulière de son énonciation et résume en filigrane les échecs à répétition.

Hormis le refrain d’une chanson qui loue la prise de pouvoir par l’armée à la suite du renversement du régime des Frères musulmans, quelques dates emblématiques de la grande histoire, amputées de leurs contextes, ou l’arrivée anecdotique du major Mustapha pour participer à une soirée ramadanesque embrumée par les vapeurs du kif, la politique est royalement évacuée. Or, tout est politique sous la plume de Muhammad Aladdin. En induisant un effet moqueur, le fond de tragique sur lequel le roman est construit sans jamais dire son nom n’est que plus visible. Dans ce jeu ludique, l’écriture tisse entre le narrateur et le destinataire des liens de connivence. Le narrateur interpelle incessamment son « ami lecteur », car le rire a toujours besoin d’un écho qui le décrypte. Un rire qui est une forme d’insoumission, un art d’exister et de désamorcer le pire !

Un chien de rue bien entraîné de Muhammad Aladdin, traduit de l’arabe par Khaled Osman, Actes Sud, 2022, 128 p.La parution d’Un chien de rue bien entraîné (Kalb baladî mudarrab, 2014) de l’écrivain égyptien Muhammad Aladdin chez Sindbad/Actes Sud, servi par la remarquable traduction de Khaled Osman, est un événement dont on ne peut que se réjouir. Aladdin a à son actif cinq...

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