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Nos Lecteurs ont la Parole

Le malaise sournois de la famille américaine

Mardi 24 mai 2022 : la petite ville texane d’Uvalde aux États-Unis se réveille paisiblement sous un beau soleil printanier. À l’école primaire Robb Elementary School de la ville, l’atmosphère est à la fête. Les quelque 600 élèves âgés de moins de 10 ans savourent les derniers jours de l’année scolaire. Ils s’agitent comme des pantins grimaçants et se photographient en prenant des poses inspirées. Quant aux élèves de la dernière année du cycle primaire, ils disent des adieux émouvants à leurs professeurs et attendent avec impatience la belle cérémonie de la remise des diplômes.

Cette ambiance euphorique tourne soudain au cauchemar glacial aux alentours de midi lorsqu’un garçon de 18 ans fait une irruption cinglante dans l’établissement. Au bord de son véhicule, il percute la barrière de l’une des entrées de l’école. Il sort alors placidement de sa voiture et, muni d’un fusil d’assaut semi-automatique, se dirige résolument vers l’intérieur du bâtiment. Dans un acte de démence intense, il tire froidement sur tout ce qui bouge, que ce soit des enfants ou des adultes. L’assaut dure longtemps, trop longtemps, en l’occurrence plus d’une heure de temps. Il ne prend fin que lorsque les forces de l’ordre parviennent à abattre le tueur. Le bilan de cet incident sanglant est répugnant : dix-neuf élèves trouvent la mort ainsi que deux enseignants.

La tragédie d’Uvalde n’est pas un incident inédit dans les établissements scolaires aux États-Unis. Le mardi 20 avril 1999, deux étudiants (âgés de 18 ans chacun) pénètrent dans l’école secondaire Columbine High School et tuent douze de leurs camarades ainsi qu’un professeur avant de se donner la mort. Depuis ce mardi fatidique, les tueries de masse se succèdent à un rythme effréné dans les établissements scolaires aux États-Unis. En examinant de plus près ces tueries durant les trois dernières décennies, nous constatons un phénomène fort troublant : les auteurs sont de jeunes garçons de 18 ans environ en décalage scolaire. Ils sont mentalement perturbés car ils ont grandi dans des familles dysfonctionnelles. D’ailleurs, ils sont presque toujours en conflit avec leurs parents.

Y aurait-il donc un malaise sournois qui se propage au niveau de certaines familles américaines ? Selon le prestigieux Pew Research Center, la structure et la nature de la famille américaine se métamorphosent rapidement avec le passage du temps. En l’occurrence, les familles traditionnelles sont progressivement en voie de disparition, alors que les divorces, les remariages et les concubinages sont en forte hausse. Par ailleurs, l’obsession du travail et du rendement est omniprésente aux États-Unis. La « réalisation de soi » (« self-actualisation » en anglais) est primordiale dans une Amérique foncièrement individualiste. La société américaine favorise l’autonomie et la poursuite d’objectifs personnels et professionnels, souvent au détriment de l’intérêt suprême de la famille et de la communauté. Cette tendance égocentrique est avantageuse dans la mesure où elle permet de développer l’esprit d’entreprise, la mobilité géographique et la croissance économique. En effet, Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg et Bill Gates (pour ne citer que quelques noms illustres) sont de purs produits de l’individualisme américain. Dans une société où le « moi » prend l’ascendant sur le « toi », les laissés-pour-compte sont souvent les jeunes âmes. En effet, de nombreux enfants américains se sentent négligés, voire abandonnés, par des parents ultra-occupés. Certains enfants sont naturellement plus vulnérables que d’autres. En mal d’amour, ils sombrent graduellement dans le noir et le désespoir. Certains s’adonnent alors à des actions violentes et virulentes. Dans certains cas extrêmes, certains se laissent emporter par la démence la plus dense. Ils deviennent des démons capables de commettre l’abominable, l’impensable et l’impardonnable.

Pour comprendre les dangers du manque d’amour, prenons comme cas illustratif Frankenstein, le roman emblématique de l’écrivaine Mary Shelley. L’histoire se résume ainsi : un savant excentrique, Victor Frankenstein, parvient à redonner la vie à un cadavre d’homme en reconstituant des chairs mortes. Cependant, la créature a une carrure massive, une couleur jaune verdâtre, un visage difforme et des traits décousus. Affolé et horrifié d’avoir créé une telle atrocité, le savant décide d’abandonner le monstre à son triste sort. Quoique le monstre soit immonde en apparence, il possède toutefois un caractère fondamentalement doux et un esprit noble. Il tente de se rapprocher des humains en faisant des actions charitables, mais, à son grand désarroi, le résultat est un échec cuisant et retentissant. En effet, les personnes que le monstre croise sur son chemin le rejettent illico car son physique provoque un profond sentiment de frisson et de répulsion.

Le monstre adjure son inventeur de lui créer une femme capable de lui procurer de l’affection et de l’attention. Hélas, le savant refuse cette requête par crainte de voir proliférer une génération de créatures impures. Le monstre alors se révolte contre cette injustice cruelle. Il ne peut accepter son statut d’indésirable et d’inacceptable au sein d’une société qui lui refuse même le plus petit brin de compassion et de compréhension. Meurtri et aigri, il se lamente de son triste sort en énonçant à peu près la chose suivante : « Partout, je vois la béatitude, dont moi seul suis irrévocablement exclu. J’étais bon et bienveillant, mais l’abandon a fait de moi un féroce démon. »

Le livre de Frankenstein contient un message subtil mais éminemment utile : le manque d’amour peut dégénérer en une maladie sordide et morbide qui ronge l’être au plus profond de lui-même. Cette maladie est non seulement terrifiante, elle est aussi révoltante. Sournoisement et silencieusement, elle engendre d’abord l’abattement, ensuite l’écœurement puis, finalement, le déchaînement.


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Mardi 24 mai 2022 : la petite ville texane d’Uvalde aux États-Unis se réveille paisiblement sous un beau soleil printanier. À l’école primaire Robb Elementary School de la ville, l’atmosphère est à la fête. Les quelque 600 élèves âgés de moins de 10 ans savourent les derniers jours de l’année scolaire. Ils s’agitent comme des pantins grimaçants et se photographient en...

commentaires (1)

Intéressant votre article , l’Amérique drôle de démocratie

Eleni Caridopoulou

19 h 40, le 06 juillet 2022

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Commentaires (1)

  • Intéressant votre article , l’Amérique drôle de démocratie

    Eleni Caridopoulou

    19 h 40, le 06 juillet 2022

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