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Lifestyle - Photo-roman

Détester et adorer cet été libanais

Pour ceux qui reviennent comme pour tous ceux qui sont là, la saison estivale aura cette saveur ambiguë. Détester être là devant la dégringolade et l’amplitude des dégâts. Puis, tout d’un coup, réapprendre le goût des étés « d’avant », qui est le goût du bonheur.

Détester et adorer cet été libanais

Photo Hasna Frangié

Ils sont installés sous la vigne au balcon, autour de la table en plastique. Mille fois frappée par les hivers, puis mille fois rafistolée, vite fait, au chatterton, c’est la même table que ses parents ressortaient tous les étés depuis son enfance. Même s’ils disaient refuser de la remplacer par superstition ou pour les souvenirs, L. sait que c’est désormais une question d’argent. Il sait qu’aujourd’hui, chaque investissement, aussi minime soit-il, sortir la voiture, se faire plaisir avec un kilo de viande ou une bouteille de Black Label, aller chez le coiffeur ou, soyons fous, s’acheter un ventilateur à batteries, est devenu une grande décision pour eux. De l’ordre de la vie ou de la mort. L. le sait, il l’a compris alors qu’on ne lui ait rien dit, et ça lui fait mal dans la chair et jusqu’au fond. Jusqu’à sa fierté. Il les regarde dans cette soirée d’été, sonnés et assommés après une journée passée à ne rien faire d’autre que ruser les obstacles pour réussir à joindre les deux bouts. Il les a regardés ce matin aussi, au réveil, avec leurs corps qui collent de partout, leurs yeux rougis comme des fantômes, à se demander par quel bout prendre cette bête que sont devenues leurs journées. Il les regarde la journée, entre deux sorties avec ses amis, ces deux soldats sur le champ de bataille d’une guerre invisible, en morceaux mais voulant faire comme si de rien n’était, comme si tout allait bien. Il les regarde encombrés par leur propre existence, amoindris par la chaleur, fauchés et sans sommeil, si fiers de leur ventilateur à batteries qu’ils ont préféré à une nouvelle table de balcon. Et tout ça lui laisse un goût amer sur la langue, un mélange de culpabilité et cette impossibilité de faire quoi que ce soit pour ne pas les humilier davantage. De toute manière, à chaque fois qu’il se racle la gorge et se prépare à leur proposer un coup de pouce, « vous savez, les choses vont plutôt bien pour moi à Dubaï », ils l’interrompent avec de faux sourires : « Katter kheir Allah, garde tes sous pour toi, on n’a besoin de rien. » Elle avec ses racines blanches et lui avec sa maigre retraite d’ingénieur qui lui suffit à peine pour deux pleins d’essence.

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Ceux qui sont sans mer et sans horizons

Autour d’eux, le vent de juillet, doux et rond, balaye la vigne qui, en allant et venant, filtre les reflets d’une Lune dont on dirait qu’elle est à portée de main. Dans le ciel rose, la nuit infuse lentement son violet puis son bleu. À table, tous les fruits de la saison, les pêches blanches que l’on vend dans des caisses, sur le rebord d’une route à Bickfaya, les abricots de l’arbre planté à la naissance de L., les prunes et le battikh qui n’ont nulle part ailleurs au monde le même goût. Les parents se baignent dans l’odeur, dans la présence et les histoires de L. qui semblent leur venir d’un autre monde, et ils sourient. Mais cette fois, pour de vrai. Plus tard, après le café blanc dont l’odeur suffit à lui réparer l’âme, L. ira retrouver des amis dans des bars dont il se demandera comment ils tiennent encore. Il ira embrasser des garçons qui bavent et se battent pour faire accepter cette chose si simple qui est d’aimer les garçons, il finira sans doute rue Bliss à plisser les yeux et s’extasier devant une man’ouché dans le soleil qui revient, tandis que sa mère se fera du souci, et lui laissera des appels en absence et des voice notes avec une voix étranglée. L’été de L. passera comme ça, comme tous ceux qui reviennent et tous ceux qui sont là, à détester être là devant l’amplitude des dégâts. Puis, tout d’un coup, à réapprendre le goût des étés d’avant, qui est le goût du bonheur. Car ils sont désormais comme ça, les étés libanais. On les déteste parce, cet été encore, cet été plus que jamais avant, il y aura des enfants qu’on devra coucher sur le carrelage des balcons. Parce qu’il y aura des parents qui, dans le meilleur des cas, sortiront la voiture une fois le mois pour emmener leurs gamins sur des dépotoirs qui font office de plages publiques et d’où ils ressortiront tout tachetés de mazout. D’autres qui, dans la plupart des cas, devront brûler de l’intérieur en voyant leurs enfants traîner dans des appartements gluants de chaleur et de tristesse. On déteste l’été parce que la chaleur révèlera encore plus le manque de tout. L’eau dont des quartiers en entier sont privés pour des raisons obscures ; les barrages d’eau asséchés alors qu’ils ont ruiné l’État; la puanteur visqueuse des poubelles; le manque d’électricité qui transforme les gens en statues livides et anéanties ; le manque d’argent qui empêchera toute une population d’aller même prendre l’air et faire une misérable kazdoura. On déteste l’été parce qu’on verra encore les enfants des dirigeants au pouvoir écosser sur leurs jets les plus belles plages du monde, alors que des enfants ici, au Liban, seront privés de mer et en tout cas d’horizons. Alors que des vieillards crèveront de chaleur, en silence, sans que personne ne les regarde.

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Ceux qui, en rentrant, complètent le paysage

On déteste l’été parce qu’il y planera pour toujours le spectre du 4 août et l’odeur hélas inoubliable du sang et de la mort. Parce que l’été nous rappelle que deux années, sept cent trente jours, se sont écoulées depuis et pas un mot n’a été dit à propos de ce crime. Oui, c’est vrai. Mais à côté de tout cela, il y aura tant de parents, comme ceux de L., dont le yeux se baigneront de la présence, des histoires de leurs enfants revenus. Leurs retours les feront sourire pour de vrai, les feront dresser des banquets et avoir envie de vivre, alors que même cela relève désormais de l’impossible aujourd’hui. Eh oui, en un clin d’œil, en un rien, on se retrouvera à de nouveau adorer les étés libanais. Pour ceux qui, en rentrant et sans le savoir, complètent un paysage amputé par leur absence depuis les crises. Ceux qui, même si ce système marche de travers, permettront d’injecter un peu d’oxygène à une économie dans le coma, et surtout l’envie de reprendre pied dans des restaurants, des hôtels, des plages, des bars et des boutiques qui étaient sur le point de tout arrêter et de déclarer forfait. Pour un balcon où l’on retrouvera la même table en plastique, sous la vigne, avec un café blanc et la Lune au creux de la main. Pour ces mariages qui nous irritaient au plus haut point, mais qui, tout d’un coup, nous téléportent vers cette fête géante et incompréhensible qu’était le Liban d’avant. Pour cette envie, cet appel qui nous prennent tous d’aller découvrir des coins oubliés où l’on n’avait jamais été avant. Pour ce vieil homme qui vend des sandwiches de labné sur la place d’un village ; pour ces gens qui jouent aux cartes puis font la sieste à l’ombre d’un noyer ; pour un frigo ronronnant plein de glaces sorties de l’enfance ; pour ces vieux mondes si fragiles que l’on quitte au coucher en se demandant comment les protéger. Pour la mer et son bleu reconnaissable parmi mille ; pour ces parasols Almaza délavés par l’iode et le temps ; pour ce plagiste cramé jusqu’au bord du tee-shirt ; pour un kellaje et des frites sur les transats du Sporting où nos parents, même pendant la guerre, jurent avoir laissé leurs meilleurs souvenirs. Pour ces fêtes où l’on se sent un peu coupables d’être là, mais où l’on finit par se plaire parce qu’elles sont comme de petits miracles, des fenêtres sur ce qu’était le Liban et ce qu’il restera : un lieu où, par magie ou par folie, rien ne se mettra au travers de la vie.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Ils sont installés sous la vigne au balcon, autour de la table en plastique. Mille fois frappée par les hivers, puis mille fois rafistolée, vite fait, au chatterton, c’est la même table que ses parents ressortaient tous les étés depuis son enfance. Même s’ils disaient refuser de la remplacer par superstition ou pour les souvenirs, L. sait que c’est désormais une question d’argent....

commentaires (6)

Merci M. Khoury pour cet article d'une sensibilité authentique. C'est pour de tels morceaux que l'OLJ mérite les honneurs de l'Académie Française. Ceci étant dit, vous restez décent et vous ne relatez pas les regards envieux de ceux qui sont restés...Si seulement après ce purgatoire les libanais pouvaient retrouver une certaine authenticité; par example, ne plus avoir de ces mariages où les jeunes s'endettent une vie pour la mégalomanie d'une cérémonie. On peut me retorquer que les gens sont libres; sauf qu'ils n'ont pas le droit d'entrainer d'autres dans leur chute (en escroquant la diaspora notamment).

citoyen lambda

18 h 56, le 04 juillet 2022

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Commentaires (6)

  • Merci M. Khoury pour cet article d'une sensibilité authentique. C'est pour de tels morceaux que l'OLJ mérite les honneurs de l'Académie Française. Ceci étant dit, vous restez décent et vous ne relatez pas les regards envieux de ceux qui sont restés...Si seulement après ce purgatoire les libanais pouvaient retrouver une certaine authenticité; par example, ne plus avoir de ces mariages où les jeunes s'endettent une vie pour la mégalomanie d'une cérémonie. On peut me retorquer que les gens sont libres; sauf qu'ils n'ont pas le droit d'entrainer d'autres dans leur chute (en escroquant la diaspora notamment).

    citoyen lambda

    18 h 56, le 04 juillet 2022

  • Dans chaque libanais on trluve ce mélange ineffable d'amour et de haine , d'adoration et de détstation , de tolérance et de refus de cette patrie qui nous a toujours rendus schizophrènes sur les bords . Quellle maladie ce pays !

    Chucri Abboud

    15 h 38, le 04 juillet 2022

  • Gilles,votre prose fleure bon le terroir,la nostalgie des jours heureux, «  un souvenir heureux est peut-être sur terre plus vrai que le bonheur » disait Musset. Votre article plein de tristesse rentrée, d’évocation pudique est émouvant. La tonnelle de Beit Chaar ou d’ailleurs bruit des échos de votre plume. Merci.

    Citoyen Lambda

    14 h 04, le 04 juillet 2022

  • On aime inconditionnellement notre pays ! Mais on méprise profondément les faux politiciens et cliques mafieuses étrangères qui se sont emparés du pouvoir afin de nous réduire.

    Wow

    12 h 29, le 04 juillet 2022

  • Les libanais adore leur pays le Liban dans toutes contractions et ses travers ou le mot impossible n’existe pas, mais détestent, mais alors au plus profond de leur être, leurs dirigeants vendus et voleurs de tout temps qui se sont appropriés leur pays et ont terni son image.

    Sissi zayyat

    12 h 00, le 04 juillet 2022

  • Très belle évocation de ce qu'est l'été quand on a une vraie famille ou un vrai pays. On a un peu la même chose en Corse, avec de l'argent en plus et des explosions en moins. En un peu moins. On y retourne toujours, entre le 14 juillet et le 15 août pour la plupart. Revoir les siens, revoir sa terre. Redonner un sens à l'exil qu'aucun argent ne saurait acheter. Rénover son âme d'enfant auprès de ceux qui ne paient pas, mais qui comptent vraiment.

    CODANI Didier

    07 h 57, le 04 juillet 2022

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