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Nos Lecteurs ont la Parole

La politique, la vraie vie, la diplomatie et moi

Selon les normes politiques reconnues internationalement, tout individu acquiert la citoyenneté conformément aux règles juridiques du droit du sol ou du droit du sang, ou, dans quelques cas, les deux à la fois.

Dans la vraie vie, je suis née, tout comme mes parents et mes grands-parents, en Syrie, plus précisément à Alep, l’une des plus vieilles villes du monde. Dans les années 1958, pour des raisons politiques, l’Égypte et la Syrie décidèrent de s’unir et créèrent ainsi la République arabe unie. Cette union, relevant du panarabisme nassérien, disparaîtra en 1961, Nasser ayant imposé à la Syrie une bureaucratie autoritaire et un régime sous parti unique, parti fondé en toute hâte pour la création de la République. Fuyant des nationalisations politiques, dans la vraie vie, mon père et ma mère décidèrent de plier bagage et de s’installer au Liban. Ils ont ainsi ramassé leurs actifs et leurs économies, espérant trouver dans le pays du Cèdre un avenir des plus prospères et des plus florissants. Dans leurs bagages, ils emportèrent leur jeunesse, leur éducation, leurs souvenirs et, dans la foulée, leurs jeunes enfants aussi, tout comme les Boustani, les Homsi, les Obegi, les Sioufi, les Hajjar, les Sader, les Mogharbané, les Jeambart, les Kneider, les Toutounji, les Tannous, les Altounji, les Zerbé, les Azrak. Ces grandes familles d’Alep élurent domicile au Liban. Elles se mêlèrent aux Haddad, Khoury, Baaklini, Ferzli, Traboulsi, Rizk, Maalouf, Najjar, Abou Jaoudé, Abou Ghazalé et compagnie.

En politique, en ce temps-là, la situation au Liban n’était pas meilleure : à partir de la fin des années 1960, la vie politique libanaise est entachée par des affaires de corruption généralisée de fonctionnaires, contraints de démissionner par dizaines, et par les désaccords sur les thèmes de politique extérieure et de traitement de la « résistance » palestinienne. La classe dirigeante subit des conflits internes, l’enjeu de cette agitation étant le partage des positions de pouvoir. Les mouvements se radicalisent et la tension grimpe. Mais, dans la vraie vie, mon père, malgré les embûches, fort de ses apports personnels et économiques, doté d’un optimisme omnipotent, aspirait à assurer à sa famille et ses enfants des jours meilleurs, peut-être un milieu plus rassurant, certainement un avenir des plus brillants. À l’époque, il ne pouvait pas savoir que ses rêves feraient du surplace et que les vents finiraient par les emporter. Il ne pouvait pas deviner que le Moyen-Orient en entier serait à la merci d’une politique internationale capricieuse et trompeuse. Alors qu’il pensait la transition facile et l’ascension possible, mon père fut confronté à plusieurs difficultés administratives : citoyen syrien, il devait obtenir des permis de séjour à répétition, malgré ses investissements sur terre promise. Dans la politique, mon père était toujours le Syrien, venant d’Alep, ayant investi efforts et argent, mais qui devait jouir d’un décret bien spécial et, vraisemblablement, payer l’identité libanaise qui lui serait peut-être émise. Elle ne le fut pas, malgré tous ses efforts et toute sa mise.

Dans la vraie vie, il fut, à ses débuts, boudé par le milieu des affaires libanais. Considéré comme un étranger, il devait faire preuve de savoir et d’autorité pour avancer.

Mais on aimait bien ce Syrien d’Alep, devenu aussi père de deux autres enfants nés au Liban. Il avait ainsi quatre fils et une fille, moi. Il se vantait de donner la même éducation à ses fils qu’à sa fille. Il nous voulait forts et dignes comme lui, courageux et persévérants comme lui. On le considérait, on le respectait, mais de là à lui octroyer la citoyenneté libanaise, la question était d’ordre politique. Dans la vraie vie, il s’en souciait beaucoup : il se devait de trouver une issue pour ses quatre jeunes hommes et sa fille aussi. Mais l’issue tardait à se pointer ! Peut-être que ce pays d’accueil se vantait d’être supérieur à son voisin, peut-être souffrait-il d’une démographie douteuse, peut-être que mon père et ses semblables représentaient une sorte de menace à son bien-être collectif et à sa politique interne. En politique, des peut-être, il n’y en aura jamais trop, il n’y en aura jamais assez.

Bien sûr, comme mes parents à Alep, nous fréquentâmes au Liban les écoles catholiques. Dans mes souvenirs d’enfant, je devenais quelquefois la risée des écoliers quand j’ouvrais la bouche pour m’exprimer, l’accent d’Alep me montant au nez ! Du moment que cet accent me distinguait, je me sentais différente, ni supérieure ni inférieure, juste différente. À la maison, on avait la télé, les jeux de société ; quelques loisirs, en famille, nous tenaient occupés. Les dimanches, mes parents recevaient : des plats bien d’Alep garnissaient leur buffet. Syriens et Libanais se pressaient d’y goûter.

En politique, quoique nous demeurions des étrangers, dans la vraie vie, le tout était partagé, une sorte d’échange entre communautés. Et, à force de partage, on s’adaptait : nos fréquentations étaient mi-libanaises mi-syriennes, les mariages mixtes se concluaient et le tout semblait bien aller… Jusqu’à 1976 : la galère, l’enfer !

Dans la vraie vie et en politique, nous étions pointés du doigt comme si nous étions responsables des grandes décisions internationales et politiques qui régissaient le pays. Lorsque nous sortions avec ma mère pour aller au souk, nous la suppliions de garder son accent national à la maison. On redoutait les regards grossiers et les commentaires effrontés. Mon père craignait pour nous les insultes gratuites et injustifiées. En politique, nous étions les occupants ennemis illégitimes par lesquels le Liban se détruisait. Dans la vraie vie, on usait de diplomatie, de politesse et de courtoisie. On faisait comme si on n’avait rien compris.

Dans la vraie vie, on reconnaît la ressemblance et la concordance de deux peuples, mais, dans la politique, on préfère les différences et les dissemblances, il paraît que cela donne un tempo à la cadence politique. Et plus il y a de rythme, plus on danse en politique.

Dans la vraie vie, Libanais et Syriens se sont épousés et ont engendré des familles ou sont restés sans famille, mais ils se sont unis. En politique, ils demeurent niais, ineptes et tordus, les avis étant partagés et toujours obtus.

Entre la vraie vie et la politique, la diplomatie prend place dans nos vies. On fait des efforts, on se crée des stratégies, des façons ou des contrefaçons, on invente des astuces, des alliances, des pratiques et des techniques, on plaide égalité et fraternité sans soucis. Des fois, on rit de nos bêtises aussi. On essaye de vivre ou de survivre ainsi.

Malgré la politique et la diplomatie, on aura toujours ses racines, ses origines, les valeurs et l’éducation de sa famille qui coulent et couleront dans nos veines jusqu’à la fin de nos vies.

Et c’est ce qui fait la vraie vie… !

Carole Georges CHELHOT

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Selon les normes politiques reconnues internationalement, tout individu acquiert la citoyenneté conformément aux règles juridiques du droit du sol ou du droit du sang, ou, dans quelques cas, les deux à la fois.Dans la vraie vie, je suis née, tout comme mes parents et mes grands-parents, en Syrie, plus précisément à Alep, l’une des plus vieilles villes du monde. Dans les années 1958,...

commentaires (1)

auriez vous oublié citer une autre famille d'alep, les Dallal ?

Gaby SIOUFI

09 h 56, le 16 juin 2022

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Commentaires (1)

  • auriez vous oublié citer une autre famille d'alep, les Dallal ?

    Gaby SIOUFI

    09 h 56, le 16 juin 2022

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