
Une femme traverse la rue à la hâte, le 17 février 1987, au niveau du pont de Cola à Beyrouth. ©Archives L’OLJ
« Ils lançaient des bébés en l’air avant de leur tirer dessus. Ensuite, ils violaient leurs mères »; « J’ai vu cinq femmes violées puis tuées pendues à des arbres »; « Des officiers m’ont forcée à retirer mon voile, ils m’ont ensuite électrocuté les seins »...
Ces témoignages glaçants ont été recueillis auprès de femmes ayant vécu les atrocités de la guerre civile (1975-1990) libanaise et ayant accepté de témoigner. Pour la première fois. Ils viennent d’être publiés dans le cadre d’une étude de l’ONG Legal Action Worldwide (LAW) intitulée « Ils nous ont violées de toutes les manières possibles : crimes basés sur le genre durant les guerres civiles libanaises ». Cette étude est la première, depuis la fin de la guerre, à faire la lumière sur les crimes basés sur le genre perpétrés lors de cette période noire de l’histoire du Liban. Elle vient confirmer de nombreuses histoires glaçantes, jusque-là seulement transmises de bouche à oreille, et permet de prendre conscience de l’étendue et de la fréquence des violences sexuelles perpétrées durant la guerre.
« Nous avons tous entendu parler de ces atrocités, mais quand nous avons commencé à travailler sur ce rapport, nous avons été choqués de découvrir à quel point le viol était systématique durant cette période. Nous ne nous attendions pas à récolter autant d’histoires cauchemardesques », reconnaît Fatima Chehadé, directrice de LAW au Liban, un think tank fondé en 2013 qui répertorie les violations des droits de l’homme au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie du Sud.
Certaines des femmes citées dans ce rapport de 80 pages témoignaient pour la première fois de leur vie, « parce qu’on ne leur a jamais demandé d’en parler auparavant », explique Fatima Chehadé. Les exactions rapportées, poursuit-elle, ont été commises aussi bien par des hommes rattachés aux autorités, qu'à des milices proches de l’État ou à des groupes armés opposés à l’État. Les victimes, elles, sont des Libanaises et des Palestiniennes vivant au Liban, dont des femmes enceintes, des mères de famille ou encore des fillettes parfois à peine âgées d’une dizaine d’années.
Prostitution forcée, viols collectifs...
« Ils ont tué mon père et ma sœur qui était âgée de 14 mois. Puis trois hommes sont venus chez nous pour violer mon autre sœur », témoigne l’une des femmes rencontrée par LAW en rapportant des faits remontant à 1982. « Les miliciens m’ont obligée à me déshabiller et à ôter mon voile. Ils m’ont ensuite frappée avec un bâton tout en me donnant des coups de pied partout sur le corps. Ils m’ont forcée à me tenir debout avec une chaise en métal sur la tête (...) », raconte pour sa part une femme aujourd’hui âgée de 52 ans.
Abus sexuels, prostitution forcée, viols collectifs, tortures à caractère sexuel, meurtres et rapts de femmes et d’enfants sont autant d’atrocités pointées du doigt dans ce rapport écrit en coopération avec le Comité des parents de personnes enlevées et disparues au Liban et l’ONG Justice Without Frontiers.
Pour préparer ce dossier, LAW a enquêté pendant 18 mois auprès de 150 femmes issues du Liban-Nord, de la Békaa, de Beyrouth, du Mont-Liban et du Liban-Sud, dont des Libanaises chrétiennes et musulmanes ainsi que des Palestiniennes musulmanes. Parmi ces personnes, 36 femmes âgées de 50 à 70 ans ont ensuite accepté de livrer leurs témoignages sur les exactions qu’elles ont subies ou dont elles ont été témoins, notamment à Beyrouth et au Mont-Liban. « Nous nous sommes limités à un nombre précis de témoins, faute de temps et de moyens financiers. Nous aurions certainement pu collecter plus de témoignages si nous avions pu continuer notre travail », souligne Fatima Chehadé. « Le viol a été utilisé de manière continue lors de la guerre civile pour pousser certaines communautés à quitter des quartiers ou des régions particulières. Parfois, le viol des femmes était aussi utilisé comme un moyen pour forcer des hommes à rejoindre telle ou telle milice », poursuit-elle.
Peur des représailles
Pour faire face à la charge émotionnelle et traumatique des événements rapportés, l’équipe qui a mené les interviews a été formée pendant trois mois par un juriste britannique spécialisé dans ce genre de dossiers. « Nous avons même fait appel à un chercheur spécialisé dans les crimes basés sur le genre, ainsi qu’à un psychologue qui était à l’écoute de l’équipe », raconte la directrice de LAW. Un soutien psychologique a également été offert aux femmes interviewées, dont certaines gardent des séquelles physiques ou psychologiques jusqu’à ce jour. « Je ne me sens pas bien, que ce soit au niveau mental ou physique. J’ai longtemps souffert d’insomnies. J’avais tout le temps peur d’être tuée, j’étais devenue paranoïaque. Aujourd’hui, j’ai des problèmes chroniques à l’estomac », témoigne une femme de 52 ans.
« Les survivantes étaient réticentes au départ. Mais elles ont fini par accepter de parler, une fois la confiance établie. Elles se sont toutes confiées en présence de nos avocats », indique Fatima Chehadé. « La loi d’amnistie générale de 1991 a permis de mettre en place une culture de l’impunité qui a empêché ces femmes de s’exprimer pendant des années. Pour préserver l’anonymat de ces femmes et leur dignité, aucune indication n’a été donnée sur leur identité ou celle de leurs agresseurs », ajoute-t-elle. « Les survivantes veulent que justice soit rendue. Elles veulent que l’on reconnaisse leur souffrance et elles exigent des excuses publiques de la part des autorités. Si certaines le souhaitent, il est même possible d’intenter une action en justice. Quoi qu’il en soit, ce rapport a fait rejaillir de nombreuses émotions refoulées. Il s’agit d’un premier pas dans la lutte pour la justice pour les victimes de la guerre civile », conclut Fatima Chehadé.
Malheureusement, toute guerre contient son lot d’atrocité, que l’on soit d’un côté ou de l’autre, chez les « bons » comme chez les « méchants ». La question est de savoir si ces révélations cicatriseront réellement les plaies, ou bien les réouvriront ?
13 h 17, le 15 juin 2022