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L’État d’invalidité

Elle ne pouvait mieux tomber, cette visite d’une délégation de ministres arabes des Affaires sociales, venue offrir assistance à la population libanaise.


Depuis le temps, ces Excellences n’ignorent plus rien des affres que connaît le simple citoyen abandonné à son sort par ses propres (?) et peu dignes gouvernants : la pauvreté qui prend chaque jour de l’ampleur, la pénurie d’eau, d’électricité, de médicaments et de bien d’autres commodités essentielles. Comme il se doit, nos distingués hôtes ont été dûment reçus, et remerciés avec émotion, par le président de la République et le chef du gouvernement d’expédition des affaires courantes. Mais, surtout, ils ont pu être les témoins de la plus invraisemblable, la plus impensable des manifestations pouvant survenir dans un pays passant, depuis les temps bibliques, pour être celui du miel et du lait. Comme on sait, cette marche de protestation réunissait jeudi, à Beyrouth, des enfants et adultes qui, en sus d’un ordinaire déjà introuvable, ont absolument besoin de soins spéciaux.


Tragiquement absurde est pourtant la situation qu’endurent ces personnes souffrant d’incapacités ou de handicaps divers, et qui sont prises en charge par diverses et admirables associations humanitaires. En raison de la vertigineuse dépréciation de la monnaie nationale, les allocations que verse à celles-ci le ministère des Affaires sociales ne valent plus désormais que pet de lapin. Et encore, ces dérisoires montants déposés dans les banques ne peuvent-ils être retirés qu’au compte-gouttes par les associations, devenues totalement tributaires des donations privées. Ainsi se trouve illustré un des effets les plus pervers de la partie triangulaire à laquelle se livrent, tantôt complices et tantôt ennemis, l’État, la Banque du Liban et le secteur bancaire.


Mais ne serait-il pas abusif, objecteront d’aucuns, d’accabler un État lui-même infirme, invalide, éclopé, perclus ? Non, mille fois non. Car cet État brigand, devenu insolvable à la faveur d’une faillite des plus frauduleuses, n’a pas été victime d’un quelconque cataclysme financier d’amplitude mondiale. S’il est aujourd’hui grabataire, s’il s’en va en pièces détachées, c’est pour s’être lui-même mutilé. Rien à voir, bien sûr, avec ces yakuzas qui, pour se faire pardonner quelque infidélité au code d’honneur de la mafia japonaise, s’amputent le petit doigt et l’offrent à leur parrain. Car comment oser parler d’honneur, à propos d’un État qui s’est laissé charcuter, dépecer, découper en tranches par des gestionnaires vissés au pouvoir et qui n’avaient franchement rien de bons pères de famille. À moi la tête, à toi un bras, au suivant une jambe, même le croupion a trouvé preneurs ! Regardez-les d’ailleurs qui, même au plus fort de la crise, se refusent à desserrer leurs crocs, qui de l’Énergie, qui des Finances et qui de quelque autre terrain de rackett.


Toutes ces révoltantes injustices, auxquelles s’ajoute maintenant l’insulte faite aux personnes handicapées, ne peuvent qu’alimenter les attentes – parfois démesurées, il est vrai – dont sont l’objet les élus issus de la contestation populaire initiée en 2019. Autant leurs premiers pas en politique ont pu paraître incertains, autant ils sont pétris de social et d’humain. Or la politique ça s’acquiert, le cœur pas. Sur le gros de l’establishment politique gangrené, ces novices détiennent aujourd’hui le plus précieux des avantages, qu’ils sont tenus de préserver à tout prix dans la perspective des échéances cruciales que va devoir affronter le Parlement : une fort bienvenue présomption d’ingénuité, sinon d’innocence, un rarissime certificat de validité.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Elle ne pouvait mieux tomber, cette visite d’une délégation de ministres arabes des Affaires sociales, venue offrir assistance à la population libanaise. Depuis le temps, ces Excellences n’ignorent plus rien des affres que connaît le simple citoyen abandonné à son sort par ses propres (?) et peu dignes gouvernants : la pauvreté qui prend chaque jour de l’ampleur, la pénurie...