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Nos Lecteurs ont la Parole

L’impasse de la pensée politique libanaise dans la construction de l’État


« Je mettrai en pratique les scélératesses que vous m’apprenez ; et il y aura malheur si je ne surpasse pas mes maîtres » (Shakespeare, Le Marchand de Venise).

Si aucun changement dans l’ensemble de la région ne vient bousculer l’équilibre local, les résultats des élections parlementaires semblent confirmer que le paysage politique libanais oscille entre deux situations médiocres : d’un côté la quasi-paralysie du fonctionnement des institutions étatiques, et de l’autre l’activité minimale de celles-ci pour assurer in extremis un modus vivendi évitant l’effondrement total. Cette politique au bord du gouffre est pourtant loin d’être la seule conséquence d’une bipolarité de la classe politique rassemblant plusieurs groupes autour de deux courants de pensée : l’un dit « souverainiste » et l’autre dit « de résistance ». L’aggravation progressive d’une politique pervertie sans vision nationale a conduit la raison politique libanaise dans une impasse ; et cela depuis la création de l’État libanais.

Depuis cet événement, la pensée politique n’a cessé de se formuler et d’organiser la vie nationale à partir d’un regard hostile, sinon méfiant, posé sur l’autre. Celui-ci n’est pas seulement un individu, mais un groupe dont l’identité confessionnelle et un sentiment commun d’appartenance sont entretenus par un héritage particulier et surtout par un discours politico-théologique.

C’est sur cet arrière-plan complexe que l’on continue de penser l’État, son identité et son rôle local et régional. Rien d’étonnant que le système existant qui reflète cette attitude politique s’installe dans un état moribond, la politique ne devenant qu’une danse au bord de l’abîme. La pratique d’une politique dont l’orientation est contraire aux principes démocratiques nécessaires à la construction de l’État ne permet ni la formulation d’une vision nationale commune ni la conception d’un bien commun dans ses aspects matériels et spirituels. Bien plus, dans cette optique, les responsables ne peuvent rendre compte de leurs actions et aucun travail judiciaire efficace et impartial n’est garanti. Une société qui n’a pas la possibilité de renouveler ses lois et d’améliorer son système politique dans un sens démocratique est condamnée à régresser.

Dans une interview publiée dans L’Orient-Le Jour (le 9 avril 2022), Ghassan Salamé souligne le fait qu’au Liban « la démocratie pouvait fonctionner sans démocrates », au sens où le système n’est qu’une alternative « à la guerre civile dans une espèce de partage, à la fois de la manne et des positions ou, plus exactement, des positions et donc de la manne ». Cette situation demeure fragile à cause de l’équilibre délicat entre ces deux éléments ; bien plus, elle ne forme pas de démocrates. Bien au contraire, elle « retarde la constitution d’une société civile moderne ». L’accord de Taëf, toujours selon Salamé, ne représente pas une issue évidente. En fait, l’une des plus grosses erreurs de cet accord fut d’avoir voulu commencer « par la déconfessionnalisation de l’institution représentative. (Car) c’est elle qui doit être déconfessionnalisée en dernier… Avant, il faut déconfessionnaliser l’administration, puis le Conseil des ministres, les trois présidences pour finir par le Parlement ». En l’absence d’une solution pratique et fiable, il n’est pas surprenant de voir la scène politique actuelle marquée par une lutte en vue d’un rééquilibrage de la répartition du pouvoir en faveur de la confession chiite. Le Liban ne sortira jamais de cet engrenage tant qu’il restera soumis à une pensée politique pervertie.

En d’autres termes, le système actuel couplé d’une impasse de la pensée politique comporte en lui-même les éléments de sa propre destruction. Force est de constater, d’ailleurs, que les conséquences de cette dérive ont atteint les institutions religieuses, les liens sociaux et tous les champs de l’activité humaine, tout en permettant aux politiciens manquant gravement de principes éthiques d’exploiter le fanatisme religieux et la peur de l’autre de manière cynique et malicieuse pour des fins personnelles.

Pour en revenir au conflit des deux camps évoqués plus haut, il est l’une des manifestations de l’impasse de la pensée politique et de ses ambiguïtés. Même s’il se réfère à la définition constitutionnelle moderne de la souveraineté, le camp « souverainiste » ne sort pourtant pas de ses appuis culturels, confessionnels, notamment maronites. La communauté maronite et ses dirigeants se présentent comme étant à la fois piliers de l’État-nation et garantie de sa pérennité. Du fait de l’indissociabilité de ces deux revendications antithétiques, le concept même de souveraineté devient un sujet de discorde. Par exemple, c’est une revendication souverainiste qui alimente le point de vue chiite, et plus particulièrement celui du Hezbollah, pour trouver son armement puisqu’il s’en tient fermement au fait que la résistance militaire qu’il représente est une garantie incontournable pour préserver la souveraineté du pays et l’intérêt national. À cela s’ajoute le fait que l’engagement militaire effectif du Hezbollah dans plus d’un pays arabe et son attachement idéologique et politique à la République islamique en Iran jettent des soupçons légitimes sur ses allégations souverainistes.

Le problème se complique davantage lorsqu’on regarde les multiples alliances tissées entre les différents acteurs locaux qui font perdre de vue leurs objectifs réels. Certains dirigeants maronites, par exemple, soutiennent le Hezbollah en accusant ses opposants d’être affiliés aux ambassades occidentales et arabes. Actuellement, l’alliance entre le mouvement Amal et le Hezbollah semble se limiter uniquement à renforcer la position de la communauté chiite au sein du système politique existant, mais les deux mouvements ne convergent point sur leurs objectifs idéologiques ; le mouvement Amal adhère à la ligne des deux imams Moussa al-Sadr et Mohammad Mehdi Chamseddine qui favorise l’intégration totale dans l’État et n’adopte pas la théorie de wilayat al-faqih.

Quelle issue pour le Liban ? Le début d’un changement résiderait dans l’acceptation d’une critique objective des expériences historiques des différentes confessions et de leurs doctrines théologico-politiques à la lumière des exigences de l’État démocratique ; cela reste bien évidemment un défi énorme. Pourtant, une seconde issue existe aussi : c’est la diffusion systématique de la culture démocratique déjà présente dans la société libanaise.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

« Je mettrai en pratique les scélératesses que vous m’apprenez ; et il y aura malheur si je ne surpasse pas mes maîtres » (Shakespeare, Le Marchand de Venise).Si aucun changement dans l’ensemble de la région ne vient bousculer l’équilibre local, les résultats des élections parlementaires semblent confirmer que le paysage politique libanais oscille entre deux...

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