Ni optimisme béat ni pessimisme commode : si le résultat des élections législatives ne va pas bouleverser à court terme la vie des Libanais – il devrait même au contraire renforcer les risques de paralysie institutionnelle –, il peut permettre de revitaliser le jeu politique en poussant les différents acteurs à enfin clarifier leur position. Chaque député, chaque parti, chaque bloc va désormais être contraint de faire des choix sur des sujets essentiels. C’est en fonction de ces choix qu’il faudra les évaluer et que les députés de la contestation pourront envisager de conclure des alliances circonstancielles avec la classe politique traditionnelle. Il est temps de dépasser, sans la renier, l’approche du kellon yaané kellon (tous ça veut dire tous !) qui est désormais trop générale pour être réellement efficace. Elle empêche de pointer la responsabilité des uns et des autres dans des dossiers précis et permet au contraire à l’ensemble du spectre politique de s’en dédouaner.
Il est temps de juger les hommes politiques libanais sur leurs actes. Il y a ceux qui voteront aujourd’hui pour élire Nabih Berry à la tête du Parlement et ceux qui ne le feront pas. Les premiers ne peuvent pourtant pas ignorer que l’inamovible président de la Chambre est non seulement le principal allié du Hezbollah, mais aussi l’un des obstacles les plus importants à la mise en œuvre de la moindre réforme dans ce pays. Certes, le chef d’Amal sera de toute façon élu, en l’absence d’alternative, mais rien n’oblige les différents députés à participer à cette mascarade.
Dans la même logique, il y a ceux qui réclament un cabinet de technocrates afin de répondre à l’urgence économique et ceux qui s’accrochent à la formation d’un gouvernement d’union nationale tout en posant d’ores et déjà leurs conditions. Si l’histoire récente du pays du Cèdre a pourtant bien prouvé une chose, c’est l’absurdité de ce mode de gouvernance qui conduit les ministres à prendre des positions contraires et aboutit à un système ankylosé dans lequel chacun des acteurs rejette la responsabilité du blocage sur les autres. Ce n’est pas la « classe politique » qui va élire Nabih Berry à la présidence du Parlement, mais bien le tandem chiite et ses alliés sunnites, le Parti socialiste progressiste, les Marada, les indépendants qui gravitent dans la zone grise, le Tachnag et probablement – comble de l’hypocrisie – une partie des députés aounistes. Ce n’est pas la « classe politique » qui rend la formation d’un cabinet de technocrates impossible, mais les exigences du duo Amal-Hezbollah et celles de Michel Aoun et de son gendre. Il y a des partis qui prennent la République en otage et d’autres qui ne le font pas : il s’agit désormais de les distinguer pour redonner du sens à la politique.
Il est un sujet, toutefois, sur lequel l’ensemble de cette « classe politique », à quelques exceptions près, fait preuve d’une médiocrité sans distinction : celui des négociations avec le FMI. Voilà bientôt trois ans que le Liban subit une crise économique et financière de plein fouet. L’État et la banque centrale sont en faillite, n’en déplaise aux bonimenteurs de pacotille qui continuent de nier l’évidence. Il faut stopper l’hémorragie au plus vite ou bien les conséquences vont être de plus en plus désastreuses. Le Liban a besoin d’une aide structurelle que seul le FMI peut aujourd’hui lui offrir. Mais cela implique au préalable toute une série de conditions parmi lesquelles des lois sur le contrôle des capitaux et sur le secret bancaire, et surtout un plan sérieux de restructuration du système bancaire. C’est là que le populisme des uns répond en chœur à celui des autres et que la classe politique met tout à coup ses divergences de côté.
Personne ou presque n’assume de dire tout haut ce que tout le monde sait déjà depuis longtemps : les pertes, estimées à 70 milliards de dollars, vont être très largement assumées par les déposants. C’est profondément injuste, mais il n’y a malheureusement pas d’autre choix. Plus les Libanais tarderont à accepter cette réalité, plus les possibilités de récupérer une partie de leurs dépôts vont se réduire. Il y a deux ans, le plan du gouvernement Diab permettait de préserver l’intégralité des dépôts jusqu’à 500 000 dollars. Il a été férocement combattu par une grande partie de la classe dirigeante et par le secteur bancaire par le biais de leurs connexions médiatiques. Le plan du gouvernement Mikati permettrait aujourd’hui de préserver l’intégralité des dépôts jusqu’à 100 000 (certains évoquent le chiffre de 200 000) dollars. Si l’accord est une nouvelle fois entravé, il est fort probable que tous les dépôts seront condamnés.
Il est temps de clarifier les positions et d’agir. Surtout d’arrêter, quel que soit le coût politique, de vendre des illusions : ni la vente des actifs de l’État (évalués à 14 milliards), ni la restitution des sommes transférées à l’étranger (évaluées à quelques milliards), ni l’éventuelle découverte d’un gisement gazier dans les eaux libanaises ne permettront de restituer l’ensemble des dépôts. La couardise et les petits calculs – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit – de la classe politique ont déjà coûté au pays des milliards. Il est temps d’arrêter cette triste comédie.
Excellent article Mr Samrani! Il faut beaucoup de courage pour dire les vérités qui font mal.
02 h 02, le 01 juin 2022