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Monde - Éclairage

Documenter les crimes de guerre en Ukraine : une opération à double tranchant

La multiplication des acteurs et le manque de centralisation des informations pourraient desservir le processus minutieux de collecte des preuves.

Documenter les crimes de guerre en Ukraine : une opération à double tranchant

Un immeuble de Marioupol dévasté par des frappes russes. Photo AFP

Dans la périphérie de Kiev, en dehors des zones de combat, des équipes de spécialistes de crise dans les zones de guerre déambulent dans les rues détruites à la recherche de personnes à interroger. Accompagnées d’experts connaissant la région et parlant l’ukrainien, elles ont un objectif : recueillir le plus grand nombre possible de témoignages afin de recouper les informations, comparer les versions et reconstituer les scènes de crime de guerre. « Nous devons vérifier et revérifier », explique Hugh Williamson, directeur de la division Europe et Asie centrale de Human Rights Watch. Depuis le début du conflit, le 24 février dernier, les soldats russes font l’objet d’une vague d’accusations quant à leurs exactions commises en Ukraine. Selon les éléments recueillis, plusieurs cas pourraient correspondre à des crimes de guerre, autrement dit une violation du droit de la guerre dans le cadre d’un conflit armé. Parmi ceux-ci, les violences contre la population civile, à l’image des massacres commis dans la ville de Boutcha, près de Kiev, l’utilisation du viol comme arme de guerre ou des bombardements de bâtiments civils comme le théâtre de Marioupol. Face à l’ampleur des violences perpétrées, de nombreuses enquêtes ont été ouvertes afin de traquer les preuves qui serviront par la suite à alimenter les procès. La plus notable, celle de la Cour pénale internationale (CPI), seule compétente pour juger les crimes de guerre, a été ouverte le 2 mars. Exceptionnellement saisie une semaine après le début du conflit par l’Ukraine et 39 autres États, cette réactivité internationale marque « la volonté d’action de la communauté internationale (...) mais semble prématurée », souligne Céline Bardet, juriste spécialiste des crimes de guerre.

Un travail de longue haleine

À l’échelle locale, la procureure ukrainienne a rapidement enclenché le recensement de ces crimes. Pour l’instant, seuls des individus isolés sont jugés, à l’image du soldat russe de 21 ans Vadim Chichimarine, qui a plaidé coupable hier devant le tribunal du district Solomiansky à Kiev. Dans ce premier procès pour crimes de guerre en Ukraine, il est jugé pour avoir tué à la kalachnikov un civil de 62 ans non armé après en avoir reçu l’ordre. « En réalité, il serait intéressant de pouvoir remonter dans la chaîne de commandement », soutient Céline Bardet. Parallèlement, l’ONU conduit deux investigations qui pourront fournir des éléments supplémentaires à la CPI. Au nom de la « compétence universelle », des pays de l’Union européenne ont également mis en place des commissions de recherche.

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« Nous n’abandonnerons pas la population ukrainienne »

Si la quantité d’informations incriminantes est importante, le processus est fastidieux et pourrait prendre plusieurs années. Les victimes et leurs proches, de même que les témoins des crimes commis, sont écoutés, et leurs témoignages retranscrits minutieusement pour constituer des preuves utilisables dans un cadre légal à l’avenir. Sur le terrain, tout doit être examiné, des impacts de balle aux bâtiments détruits, en passant par les documents abandonnés par les troupes russes. « Nous devons comparer différents types et supports de preuve pour établir avec précision si l’attaque était justifiée ou non », souligne Hugh Williamson. Dans ce travail de longue haleine, la coopération entre les différentes unités de recherche et organisations est déterminante. L’analyse d’experts en armement a notamment permis d’établir que les exécutions extrajudiciaires de cinq hommes entre le 4 et le 19 mars à Boutcha auraient été réalisées avec des armes très spécifiques utilisant des balles perforantes 7N12 à pointe noire, de calibre 9 x 39, attribuées à une unité d’élite de l’armée russe. Cette expertise s’avère essentielle pour évaluer la conventionnalité des armes utilisées. Et une étape indispensable dans la quête d’identification des responsables et pour conduire à la rédaction d’un rapport. « Concernant la publication du rapport, nous devons trouver un équilibre entre l’urgence de la situation et la précision » requise pour qu’il soit « utile aux enquêtes internationales officielles », rappelle Hugh Williamson.

Guerre sur Telegram

Loin de ne mobiliser que les gouvernements et instances internationales, le travail d’investigation est mené en Ukraine par de nombreux experts d’ONG déployés sur le terrain, mais aussi par des journalistes ou de simples citoyens. Car tout aussi importante dans la recherche de preuves, comme démontré lors du conflit syrien, est l’exploitation des données en ligne, élément-clé dans la construction des enquêtes. « L’invasion de l’Ukraine est certainement la première guerre Telegram à laquelle nous assistons », souligne Manisha Ganguly, journaliste d’investigation émérite. En regorgeant de contenus incriminants, les plateformes comme Facebook, Twitter, TikTok ou YouTube constituent des mines d’or pour les investigateurs, qu’il faut évidemment passer au peigne fin. Mais la collecte de preuves peut être entravée par les services de modération des réseaux sociaux qui mènent des politiques de contenu strictes. À l’heure de la désinformation, un minutieux travail s’impose sur ces contenus : une première étape de « vérification » des vidéos ou photos – pour retracer l’origine du média et établir leur authenticité – puis une seconde « d’examen visuel » pour recouper les informations et en faire des preuves, explique la journaliste. « Mes enquêtes ne sont jamais purement numériques. J’adopte une méthodologie hybride, utilisant à la fois des sources ouvertes (en ligne) et fermées (contacts humains). (...) Cette combinaison est utile pour vérifier les faits, notamment pour s’assurer que les preuves en ligne correspondent à la réalité sur le terrain », explique Manisha Ganguly. « Sur les vidéos, nous devons identifier les bâtiments importants ou les décors inhabituels et essayer de les comparer à des photos plus anciennes, pour comprendre à quelle époque la photo a été prise », précise pour sa part Hugh Williamson. Un nombre de « preuves citoyennes » colossal dans le cas de l’Ukraine qui peuvent permettre, si correctement exploitées par les personnes compétentes, de définir les lieux, les heures ou encore les méthodes de crime utilisées.

Mais si la multiplication des acteurs traduit un fort volontarisme, elle peut également poser plusieurs limites, à l’instar de la « pollution des témoignages », autrement dit leur perte d’authenticité. « On a déjà vu plusieurs fois à la CPI des victimes dont le témoignage donné à la cour était différent du récit initial. Quand l’on raconte la même histoire dix fois, on ne raconte plus la même, c’est simplement humain », explique Céline Bardet. Sans compter le possible regain de traumatisme pour les victimes lors du recueil de témoignages, exacerbé par l’abondante présence d’enquêteurs improvisés et non formés sur le terrain. « Il s’agit de personnes qui confondent journalisme et enquête », pointe Donatella Rovera, conseillère principale en matière de réponse aux crises pour Amnesty International, pour qui la recherche de survivants de violences sexuelles par les médias est « complètement inappropriée ». S’y ajoute un dernier problème majeur qui est celui du manque de centralisation des preuves, alors que l’absence de coordination entre les acteurs contribue au ralentissement du travail d’analyse.

Dans la périphérie de Kiev, en dehors des zones de combat, des équipes de spécialistes de crise dans les zones de guerre déambulent dans les rues détruites à la recherche de personnes à interroger. Accompagnées d’experts connaissant la région et parlant l’ukrainien, elles ont un objectif : recueillir le plus grand nombre possible de témoignages afin de recouper les...

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