Tu me dis que tu es las. Tu me dis que tu as définitivement et simplement perdu espoir. Tu me dis que le Liban ne provoque plus en toi qu’un vague sentiment d’amertume pâteuse. Quelque chose qui ressemble à du dégoût. Tu me dis que tu ne sens plus rien. Tu me dis que tu as démissionné, que c’est fichu, fini. Que les dés sont jetés d’avance, que c’est trop tard pour changer quoi que ce soit, qu’on a raté le train. Tu ne laisses plus le moindre espace aux illusions. Tu me dis que tu détestes au plus haut point les optimistes compulsifs qui rêvent pour la millième fois à d’hypothétiques et de vaines refondations. Tu les trouves aliens, ou aliénés, en tout cas totalement à côté de la plaque. Tu m’expliques d’ailleurs que les termes changement, révolution, démocratie, nation, patriotisme, rêves et retour sont autant de vieux chewing-gums à ce point remâchés qu’ils ont perdu leur saveur et leur sens. Tu me dis : à quoi ça a servi, les sit-in, les think tanks, les manifestations, les pétitions, les balles dans les yeux, les grèves, les posts Instagram, les pneus brûlés, les banderoles, la violence, les mots et les morts ? « À quoi ça a servi, tout ça ? Eh ben, à rien. » Tu me rappelles que nos parents, et leurs parents avant eux, y ont cru dur comme fer. Ils ont mille fois essayé et espéré, mille fois recommencé et, comme nous, ils se sont pris un mur à chaque fois, se voyant dépouillés miette après miette du peu de forces qu’il leur restait. Tu me dis que tu ne veux pas faire comme eux, finir comme eux, à avoir foutu ta vie en l’air pour rien. Tu me répètes que la soi-disant opposition n’a même pas été capable de s’unir, empêtrée qu’elle est dans ce répugnant concours d’ego qui est notre déformation génétique, notre incurable maladie héréditaire. Et que, de toute façon, quoi qu’on fasse, la loi électorale a été ficelée au millimètre près par eux afin qu’ils puissent se reproduire à jamais. Et que, de toute façon, si un jour le salut viendra, celui-ci n’arrivera que de « l’étranger ». Tu me dis tout ça pour m’expliquer pourquoi, dimanche, tu n’iras pas voter.
Souvenez-vous...
À toi et tous ceux qui comme toi n’ont pas l’intention de se rendre aux urnes le 15 mai, date de notre dernière chance, souvenez-vous. Souvenez-vous du 4 août, juste ça, cette date inaccessible aux mots. Souvenez-vous de ce moment où, la vie comme sur le fil du rasoir, vous avez dû appeler un à un vos amis, vos parents, vos voisins, pour comprendre ce qui vous arrivait, pour vous assurer qu’ils n’étaient pas tous morts. Pour voir lequel d’entre eux a été pris par ce monstre qui dormait littéralement à nos portes sept années durant. Souvenez-vous de ceux qui n’ont jamais répondu. Souvenez-vous du bruit du verre brisé, le cri de Beyrouth. Souvenez-vous des yeux d’Alexandra Naggear. Souvenez-vous que personne (d’autre que le peuple) ne lui a jamais rendu hommage. Souvenez-vous de ceux qui n’ont plus réussi à fermer l’œil depuis ce jour, qui sont devenus fous et se réveillent tous les matins avec rien d’autre que l’envie de se tirer une balle dans la tête. Souvenez-vous du « c’était trop tard ». Souvenez-vous que dès le lendemain, au lieu d’un pardon, au lieu d’une démission, ce sont des balles, de vraies balles, qu’ils nous ont tirées en pleine face. Souvenez-vous, avant cela, de ces gens aux épaules en berne, à bout de tout, vos parents, un proche, un ami, vous, debout en file comme dans un camp de concentration à devoir littéralement supplier un employé de banque pour un débris de vos propres économies.
Souvenez-vous de toutes ces années de travail, tous ces projets d’avenir réduits à de la fumée, planqués dans les poches de ceux qui se (re)présentent aujourd’hui aux élections ou, sinon, envoyés à travers nos frontières, qui n’en sont pas, par ceux qui se prévalent de la résistance. Souvenez-vous de ces adolescents dopés au captagon puis jetés sur des champs de bataille dont ils n’ont pas la moindre idée, au mieux pour retrouver leurs portraits endeuillés à l’entrée d’un village. Souvenez-vous de l’été 2021 tout droit sorti de l’enfer, des enfants couchés sur les balcons brûlants, des vieux crevant de chaleur dans leurs voitures à attendre des heures, parfois des journées, pour une larme d’essence. Souvenez-vous du faciès de mafieux du mec du générateur, de son téléphone fermé et ses menaces pour peu que vous demandiez un jour de plus pour régler la facture. Souvenez-vous du froid de cet hiver.
... ou alors taisez-vous à jamais
Souvenez-vous d’une mère qui ne peut pas transmettre sa nationalité à ses enfants, des femmes qui continuent d’être considérées comme une sous-classe ; souvenez-vous de leurs yeux vides dans les supermarchés et les pharmacies, au bord de la crise de nerf pour une tinette de lait ou un cacheton de médicament introuvables.
Souvenez-vous de cette travailleuse migrante éthiopienne violée et battue à mort par son employeur qui s’en est pourtant tiré d’affaire grâce à la loi de la kafala qui n’est rien d’autre qu’un esclavage mal camouflé. Souvenez-vous de ces deux filles, ces deux garçons qui n’ont jamais eu la chance d’aller se tenir la main ou se rouler une pelle à la Corniche de peur d’être criblés de bleus dans un commissariat qui sent la pisse et la corruption. Souvenez-vous à quoi ressemblait la montagne à l’aube, le bleu de la mer dans les photos de nos grands-parents. Souvenez-vous du professeur qui a fait de vous ce que vous êtes, du barbier qui vous a rasé la barbe la première fois, du pharmacien qui était là à toute heure, du voisin qui vous dit Tfaddal, des derniers dinosaures de cette classe moyenne qui aujourd’hui s’est éteinte. Souvenez-vous de votre restaurant préféré, d’un snack de village, de votre école ou d’une boulangerie de quartier qui ont fermé, et avec eux vos souvenirs d’enfance évaporés. Souvenez-vous de ce que ça vous a fait de voir ceux que vous aimez se faire humilier et puis finir par partir. Souvenez-vous de leurs cœurs déchirés en regardant Beyrouth disparaître derrière leurs hublots, à prendre cette même photo comme on essaye de retenir les dernières images d’un malade dont on sait qu’il lui reste si peu de temps.
Souvenez-vous de tout cela avant le 15 mai et si même ça ne vous fait pas changer d’avis, à partir du 16 mai, vous devrez alors vous taire à jamais...
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
commentaires (5)
Votre texte est magnifique!
Vincent Gélinas
17 h 14, le 09 mai 2022