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Culture - Exposition

Tarik Kiswanson installe son « Nid » à la galerie Sfeir-Semler

Pour sa première exposition à Beyrouth, ce jeune artiste palestino-suédois présente une sélection d’œuvres explorant les notions d’identité, de mémoire, de déracinement et d’appartenance. Des pièces réalisées dans divers médiums reflétant tout à la fois son histoire personnelle, et l’état de flottement et d’incertitude d’un monde en pleine transition.

Tarik Kiswanson installe son « Nid » à la galerie Sfeir-Semler

L’artiste Tarik Kiswanson devant sa sculpture « Nest » en fibre glass et résine à la galerie Sfeir-Semler de Beyrouth. Photo publiée avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg

À peine franchit-on le seuil de la galerie Sfeir-Semler que l’on est interpellé par une petite silhouette enfantine semblant émerger d’un fond brumeux, le bras et la paume tendus dans notre direction dans un geste d’arrêt, de rejet ou du moins de mise à distance.

Déroutant, ce premier contact avec l’art de Tarik Kiswanson ? Sans doute, un peu. Et cependant drôlement accrocheur. Car, instantanément harponné par ce remarquable petit portrait au fusain d’un gamin frondeur, que l’on imagine aisément comme étant le double enfantin de l’artiste, on plonge avec curiosité dans le parcours d’œuvres déployées dans le vaste espace de la galerie beyrouthine. À commencer par cette grande sculpture ovoïde, toute lisse et blanche, en résine et fibre de verre « nichée », dans un mur et étrangement baptisée Cradle (Berceau). Une sorte d’objet non identifié à la forme oblongue évoquant un œuf étiré mais aussi une chrysalide. Et qui, avec le dessin précité, donne le ton à la fois affectif et distancié, intimiste et minimaliste de cette exposition réunissant sous l’intitulé « Nest » (« Nid ») une sélection des travaux récents et plus anciens de cet artiste visuel palestino-suédois.

Quel lien y a-t-il entre ces deux premières pièces, a priori aux antipodes l’une de l’autre, qui accueillent le public ? Quel sens donner à cet étrange préambule ? Si, par définition, l’art conceptuel est le creuset de postulats intellectuels et de triturations de l’esprit, celui de Tarik Kiswanson intrigue, questionne, mais –et c’est assez rare pour mériter d’être signalé – il parle aussi aux émotions.

De la cuillère en argent au bloc HLM

Car le visiteur comprend rapidement (aidé bien entendu par la note d’intention de l’artiste) qu’à travers les grandes impressions sur toile, les dessins, les sculptures et la vidéo qui sont présentés dans cette exposition, c’est dans l’univers personnel de Tarik Kiswanson qu’il fait irruption. Dans l’intimité de ses « archives » familiales. Celles qui s’incarnent notamment dans des choses aussi disparates que les couverts en argent emportés par sa famille migrante de Palestine, le blazer que son grand-père portait le jour où il a été acculé à l’exil ou encore une robe traditionnelle ayant appartenu à l’une de ses aïeules… Autant d’objets de mémoire que ce trentenaire, « fils d’émigrés de la troisième génération », a arrachés à leur condition de « souvenirs figés dans le temps » pour les incorporer – virtuellement mais aussi physiquement – dans son travail artistique. Et les faire ainsi renaître dans le temps présent en donnant au récit biographique familial sous-jacent qui s’en dégage une symbolique renouvelée et actualisée incluant aussi sa propre empreinte. Un travail dans lequel il tente, en somme, de concilier son héritage avec la réalité dans laquelle il est né.

À l’instar de cette argenterie ancienne qu’il va couler et faire fusionner avec du cuivre pour produire une sculpture d’un minimalisme hypercontemporain évoquant aussi bien une croix qu’un croisement… Ou encore de ces si emblématiques cuillères en argent de ses aïeux qu’il va enchâsser dans des blocs de résine symbolisant ces blocs d’habitations construits pour les émigrés dans lesquels il a passé son enfance. Mais aussi et surtout de ces grandes toiles (de la série « Passing ») sur lesquelles il a imprimé les images radiographiques des tenues traditionnelles palestiniennes et suédoises mélangées avec ses propres vêtements, et ce pour obtenir au final des silhouettes spectrales d’une fascinante force de suggestion. Comme une émanation allégorique de ce métissage d’identités et de cultures qui l’habille, qui l’habite et façonne tout son être.

Exil, itinérance et appartenance

Né en 1986 en Suède, Tarik Kiswanson a grandi à Halmstad, une petite ville qui avait été parmi les premières en Suède à accueillir au début des années 1980 des émigrés palestiniens. Il est élevé dans la double culture occidentale et moyenne-orientale par des parents qui, bien qu’ayant changé leur nom d’origine al-Kiswani en Kiswanson pour faciliter leur intégration, « tenaient à ce que nous ne perdions pas le lien avec la langue et les traditions palestiniennes », confie le jeune artiste, rencontré au cours du vernissage de son exposition à Beyrouth. « À cet effet, chaque été, nous allions rejoindre les grands-parents, oncles, tantes et cousins réfugiés en Jordanie. Et le reste de l’année, à Halmstad, je passais mon temps à dessiner, écrire des poèmes et peindre tout en rêvant de partir ailleurs. J’étais un garçon très introverti qui ne se sentait pas à sa place dans cette banlieue marginalisée », poursuit-il. « Ce qui fait qu’à 17 ans, n’y tenant plus, j’ai quitté mes parents pour aller à Londres, où j’ai rapidement intégré la Central Saint Martins – University of the Arts. J’y ai étudié durant six ans, et cette première étape a été extrêmement formatrice dans ma vie. En 2010, à la faveur d’une relation amoureuse, j’ai déménagé en France où, ne parlant pas français, j’ai d’abord choisi de poursuivre mon master à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. J’y ai rencontré des artistes, des écrivains, des gens qui sont devenus de très bons amis et qui forment depuis le cercle de mes proches. Car je vis toujours à Paris. Même si je me rends, bien sûr, de temps en temps à Halmstad pour voir mes parents et que je continue surtout à respecter le rituel des vacances familiales à Amman », relate le jeune artiste pour expliquer comment les notions de migration, de mémoire, d’itinérance culturelle et de sentiments d’appartenance ont investi son travail conceptuel.

« The Window », dessin au fusain sur papier (2021; 50 cm x 37 cm). Photo publiée avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler, Beyrouth/Hambourg)

Chrysalide ou œuf, ces lieux de transformation…

Tous ces variables qui composent une identité individuelle, Tarik Kiswanson les explore donc à travers une pratique conceptuelle où les thèmes de l’humain et du corps occupent une place primordiale. « On ne peut pas parler d’identité, de construction de soi, sans parler de corps. Parce que c’est le corps qui se déplace et qui fait que notre identité est finalement façonnée par tous les lieux traversés, toutes les rencontres qu’on y a faites. En fait, plus que d’identité, mon travail parle surtout de moi. De cet état de lévitation, de flottement, de suspension entre plusieurs cultures, plusieurs appartenances dans lesquelles je suis. Toutes mes œuvres, quel que soit le medium utilisé, sont traversées par mes questionnements de la nature transitoire de l’étiquette identitaire accolée à chacun. Comment trouver sa place, construire son nid, ancrer ses racines dans un monde en plein flottement ? Un état d’incertitude et de fluctuation qui n’est pas le propre uniquement des enfants de l’émigration, mais devient de plus en plus la réalité de notre monde aujourd’hui. Et auquel tout le monde peut s’identifier », signale l’artiste palestino-suédois.

« Un état d’incertitude qui n’est pas forcément une notion négative puisqu’il peut amener à chercher et trouver une nouvelle manière de voir les choses et de percevoir l’avenir », ajoute celui qui a fait de cette idée de renaissance dans un monde aux possibilités d’appartenances plurielles le moteur de sa réflexion. Et de sa pratique où reviennent, comme des leitmotivs, les représentations du cocon, de la chrysalide et de l’œuf qui, pour Tarik Kiswanson, sont assurément les lieux symboliques de la transformation…

* « Nest », de Tarik Kiswanson, à la galerie Sfeir-Semler, immeuble Tannous pour les métaux, secteur la Quarantaine. Jusqu’à fin août, du lundi au samedi, de 10h à 18h.

Carte de visite d’un talent international émergent

L’art de Tarik Kiswanson englobe la sculpture, l’écriture, la performance, le dessin, le son et la vidéo. Outre « Nest » au Liban, son travail fait actuellement l’objet d’une exposition personnelle au Konstmuseum à Halmstad. Il figure dans plusieurs collections publiques et privées, dont celles du Moderna Museet de Stockholm, du Carré d’art de Nîmes (musée d’Art contemporain qui lui a consacré une rétrospective, Mirrorbody, en 2021), du Centre national des arts plastiques de France (CNAP) et du Fonds municipal d’art contemporain de la Ville de Paris (FMAC). Il a par ailleurs à son actif de nombreuses expositions muséales, parmi lesquelles il convient de signaler celles du Centre Pompidou et de la Fondation Ricard à Paris, en 2018, de la Biennale de Gwangju (la même année), ainsi qu’au Mudam (Musée d’art moderne du Grand-Duché du Luxembourg en 2017).

À peine franchit-on le seuil de la galerie Sfeir-Semler que l’on est interpellé par une petite silhouette enfantine semblant émerger d’un fond brumeux, le bras et la paume tendus dans notre direction dans un geste d’arrêt, de rejet ou du moins de mise à distance. Déroutant, ce premier contact avec l’art de Tarik Kiswanson ? Sans doute, un peu. Et cependant drôlement accrocheur....

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