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Nos Lecteurs ont la Parole

« L’étranger proche » : de l’Ukraine à nous

Vers la fin du siècle dernier, la mode semblait vouloir se saisir de « l’étranger proche » non plus en langage diplomatique mais en langage géopolitique...

Fin des années 80, une ambassade imposante, alors qu’à Tokyo l’espace est compté, un bureau encore plus imposant et un homme plein, pas très grand pour un Russe, teint pâle et cheveux blonds, un sourire avenant et une main tendue : l’ambassadeur d’URSS Vladimir Pavlov.

Le nom et sa référence scientifique m’avaient mise à l’aise dans ma tête car j’étais conditionnée par une certaine compréhension, je dirais, une certaine affection pour les sciences.

Une longue conversation de lieux communs diplomatiques mais je ne voulais pas, je ne pouvais pas m’y laisser enfermer car le Liban allait mal et le Parti communiste libanais malgré sa petite taille donnait du fil à retordre et semblait-il se faisait grassement payer par l’ambassade d’URSS à Beyrouth par les soins surtout d’un conseiller fort actif et qu’on apercevait sur divers fronts et en diverses compagnies.

Aussi, sans préambule, attaquais-je directement et franchement le sujet car pour moi la diplomatie c’est parler vrai mais dans une forme respectueuse, à la fois du langage lui-même, de la dignité de l’interlocuteur et de sa propre dignité.

La diplomatie est le « terrain » qui prépare et assure, ou voue à l’échec, toute négociation. Elle est « première ».

Aussi bombardais-je gentiment et avec le sourire l’ambassadeur Pavlov et lui posais-je cette question : pourquoi leur interférence au Liban dans un conflit bien loin de chez eux, dans un pays ami membre du groupe des non-alignés ?

Il fronça les sourcils puis, hochant la tête plusieurs fois, il me pria de le suivre jusqu’à son bureau à la gauche duquel se trouvaient de larges cartes du monde. Il s’arrêta devant celle couvrant le pourtour de la Méditerranée et son hinterland asiatique.

« Voici la frontière sud de l’Union soviétique et à vol d’oiseau par-delà la Turquie et une ceinture syrienne, le Liban ! Vous êtes à notre porte vous êtes « l’étranger proche » car vous êtes dans notre zone de sécurité qui va même au-delà du Liban d’où il serait facile d’atteindre l’Union soviétique et pourrait mettre en péril notre sécurité et nos intérêts vitaux. »

« L’étranger proche » ? Mais alors la Turquie, la Syrie, Israël et même l’Égypte, même Kadhafi et la Libye, qu’en est-il, qu’en sera-t-il pour nous ?

Et nous allions en subir les coups de boutoir avant de nous apercevoir que pour bien d’autres pays alentour nous étions « l’étranger proche » laissé à la grâce de Dieu.

« Étranger proche » ou lointain, jusqu’où nos « étrangers proches » allaient-il intervenir au Liban ?

Sans délai, j’allais m’assurer des intentions de l’Oncle Sam. Allions-nous rester seuls face à l’Ours (russe) soviétique et payer le prix (faire les frais) de sa sécurité, par encore plus de dégâts au Liban ?

L’ambassadeur américain Mike Mansfield, un monsieur de plus de 80 ans, un ami bienveillant – surtout depuis que sa femme Maureen, un amour de vieille dame, son grand amour de toujours, nous avait pris le Liban et moi, mais surtout le Liban, en affection – me reçut rapidement à 7h du matin, son premier rendez-vous réservé généralement aux amis et aux urgences.

J’abordais le sujet directement : lui avait un agenda surchargé et moi, réveillée aux aurores je n’avais que faire des circonvolutions diplomatiques.

Très décontracté, grand de taille et très droit au propre comme au figuré, dégageant force et bienveillance comme sait le faire une certaine classe d’Américains, il me laissa parler, m’embourber quelque peu dans mes explications, puis je posais clairement la question de la position américaine par rapport au Liban et aux conflits que nous vivions tant internes que comme terrain pour « les guerres des autres chez nous », selon la formule de feu l’ambassadeur Ghassan Tuéni aux Nations unies.

Dans un bureau plus façon « study » à l’aménagement convivial, m’ayant écoutée tout en me scrutant dubitativement, il se leva et m’emmena vers un pan de mur tapissé de cartes, il m’en désigna deux de l’Amérique notamment une face à l’ouest du continent asiatique, à la Chine et au Japon et leur hinterland.

De nombreuses années, il avait été président de la Commission des Affaires étrangères au sénat des États-Unis et leader du groupe démocrate, il connaissait bien l’Asie où il avait servi, et le Japon et son environnement où il avait été nommé ambassadeur par le président Carter en 1977 et reconduit par le président Reagan en 1983.

Par ailleurs, je savais qu’il était l’auteur notamment d’un rapport « Perspectives on Asia: the new US doctrine and South East Asia ».

Aussi, je m’enquérais de la « nouvelle doctrine US ». Avant d’aller plus loin, et sans me laisser aller plus loin, il me montra les cartes.

Sans me parler « d’étranger proche » il me dit : « L’Amérique doit se tourner vers l’Asie, c’est notre voisin direct, notre concurrent direct qui pourrait être une menace pour notre sécurité et pour nos intérêts si nous n’y prenons garde. L’Europe, nous avons donné et elle est en bonne voie. Quant à vous au Liban, nous ne vous laisserons pas tomber mais notre priorité est et doit être l’Asie. Au travers de l’océan Pacifique devenu ce qui est connu comme le channel, c’est la nouvelle frontière, la nouvelle Mare Nostra. »

Autrement dit, pour moi, nous allons avoir droit à des prix de consolation : des aides par-ci, par-là. En somme Proche et Moyen-Orient sortent de l’orbite prioritaire américaine. À nous d’en tirer les conséquences.

Le régime syrien a bien compris « l’étranger proche » dans un sens comme dans l’autre.

Malheureusement et dramatiquement pour les braves et héroïques Ukrainiens qui se battent comme ils peuvent, alors que l’Europe et le monde restent sidérés car croyant l’ère des guerres révolue tout au moins en Occident, ils apprennent, comme nous, à leurs dépens, la réalité sanglante de « l’étranger proche ».

De même que pour ce qui est de l’Union européenne et du Liban, nous sommes en train d’en payer les conséquences car nous sommes toujours dans la quadrature du cercle de « l’étranger proche ».

Samira HANNA EL-DAHER

Ambassadeur

Professeur de relations internationales et géopolitique.

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Vers la fin du siècle dernier, la mode semblait vouloir se saisir de « l’étranger proche » non plus en langage diplomatique mais en langage géopolitique...Fin des années 80, une ambassade imposante, alors qu’à Tokyo l’espace est compté, un bureau encore plus imposant et un homme plein, pas très grand pour un Russe, teint pâle et cheveux blonds, un sourire...

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