Chez Fattal, depuis quatre générations, on importe des produits de consommation courante, mais aussi des cosmétiques, des parfums et des spiritueux. La maison crée également des parfums depuis les années 80, et certains de ses jus, comme Garçonne, ont eu un parcours de best-sellers. Sans doute cette tradition encourage-t-elle Hubert à ajouter à son arc d’artiste pluridisciplinaire, formé aux prestigieuses écoles de création et de design que sont Parsons et Goldsmith, la création de parfums de peau et d’atmosphère. Architecte d’intérieur, peintre, photographe, collectionneur éclectique, il lui manquait, comme ce fut le cas pour Diptyque, ces nuages olfactifs qui non seulement complètent une atmosphère mais l’inscrivent durablement dans la mémoire affective. Hubert Fattal se voue dès lors à la quête d’un lieu où l’âme et le corps, les sens et l’esprit, le passé et le présent, l’Orient et l’Occident trouveraient leur ultime accord.
Issu d’une de ces nombreuses familles du Levant tumultueux, poussées par les hasards de l’histoire d’un pays à l’autre de la région, il lui fallait trouver l’ultime accord, ce mot où l’on entend aussi une notion d’harmonie, capable de conjuguer ses cultures, à la croisée de l’Orient et de l’Occident. Peut-être aussi, idéalement, réussir à partir des deux à en créer un troisième qui lui ressemblerait et qui serait son lieu définitif, son appartenance enfin ancrée, sa sédentarité portative, nomade et fixe à la fois. Il entraîne dans son aventure le photographe Nadim Asfar et choisit comme égérie la chanteuse et actrice Yasmine Hamdan. Yasmine chante en arabe avec une langueur à la fois poignante et minimaliste. Sa musique est familière avec une pointe d’étrangeté. Familière et exotique à la fois. On la retrouvera en robe blanche, étendue au pied d’un figuier. Tout un symbole.
Un jour d’été, à Chypre, une promenade en bord de baie
Le premier parfum d’Hubert Fattal s’appelle Fig Tree Bay et porte le label Fragrances Hubert Fattal. Quiconque a traversé une baie méditerranéenne bordée de figuiers ne peut que ressentir le vertige que ramène le souvenir de ce parfum à la fois frais et laiteux, suave et vibrant. Les parfums de la marque sont fabriqués à Grasse et composés par des nez professionnels, mais Hubert Fattal sait tramer les récits qui leur donnent corps. Et il s’y implique avec passion. Fig Tree Bay est le résultat d’une réminiscence, celle d’une promenade en bord de baie, un jour d’été, à Chypre, où son âme, écrit-il dans le manifeste, « a vogué au loin, accrochant au passage le parfum gourmand de la figue au parfum salé de la Méditerranée ». Pour soutenir cette alliance improbable de la figue, de l’iode et du sel, il y a mêlé du jasmin, de l’œillet, de l’iris sauvage. Le sillage que laisse cette composition sensuelle ravive des moments que l’on croit avoir soi-même vécus. Il n’y a pas meilleure définition du bonheur dans un flacon.
Cinq comme les cinq sens et une cinquième saison
Ses parfums, cinq pour le corps et cinq pour cette extension du corps qu’est le foyer, Hubert Fattal les a créés comme on dévide un rêve à partir d’une note ou d’une photo dans un journal de voyage. Tout ce à quoi il a trouvé une valeur suffisante pour trouver sa place dans sa mémoire heureuse, tous les moments où il s’est incliné devant la beauté du monde, « une marche nocturne en forêt dans le brouillard, un coucher de soleil sur l’océan Indien, une tempête sur les cèdres du Barouk, une musique orientale sur la Méditerranée, énumère-t-il dans son manifeste, reflètent des moments magiques, des souvenirs lumineux, des voyages inspirants, des rencontres transformatrices et des sensations inoubliables ». Après Fig Tree Bay viendra Cèdre Vert, un parfum puissant aux notes d’encens et de fumée de cigare rafraîchies par des notes de tête de citron vert et de vétiver, « un hymne à la peau », souligne le manifeste. Il y aura aussi Deep Rose, véritable voyage olfactif où se mélangent roses et épices « des jardins secrets de Damas, des vallées de l’Atlas marocain en route vers Tunis et Le Caire, sur les mystérieux sentiers d’Arabie et jusqu’à la ville sacrée de Pushkar ». À la fleur s’ajoutent des pincées de musc et de bois de santal, de la cardamome, du safran, du poivre et de la bergamote, le tout enveloppé dans un écrin olfactif de oud. Une promenade nocturne dans la forêt de cèdres du Barouk, au Liban, lui inspire une nouvelle variation autour du cèdre, véritable traversée d’une brume d’encens où se mêlent des accents poivrés. Dark Light enfin, dit ce qu’il veut dire. Ce parfum chorégraphie la fausse innocence d’un accord de fleurs blanches qui, mises ensemble, révèlent une sensualité presque vénéneuse et une puissance charnelle : jasmin, gardénia, tubéreuse, dégagent en même temps une impression de lumière et d’obscurité.
Quatre saisons et une rose
Pomélo, Pastèque (ou Batikh), Géranium, Rose de mai (May Rose), auxquels s’ajoute Rosa Lisa, une identité olfactive spécialement créée pour le restaurant Liza Paris. Chacun de ces parfums d’intérieur déclinés en vaporisateur et en bougies illustre une saison différente dont il restitue la lumière particulière. Les agrumes vont bien à l’été, et le Pomélo d’Hubert Fattal, hybride comme le fruit dont il s’inspire, mélange le citrus à sa fleur, le néroli, et invite chacun à en être l’abeille, butiner cette gourmandise olfactive et en faire son miel, quel qu’il soit. Pastèque évoque une cucurbitacée joyeuse, mais Batikh, en libanais, y ajoute du sucre, du soleil, un parfum de vagues et d’embruns où l’on voudrait mordre. Géranium… Il ne s’agit pas ici de la fleur chérie des encorbellements, mais de celle, modeste, d’une variété dont les feuilles exhalent un parfum d’un autre monde, souvent ajouté aux crèmes des desserts. Géranium est un souvenir d’enfance restitué dans l’âge adulte, entre parfum laiteux et rigueur acide. May Rose invite à l’intérieur le parfum d’une fleur fraîchement éclose dans le jardin, de l’autre côté de la verrière, et c’est tout, et c’est immense.
Élégant, délicat, discret, d’une érudition sensible, Hubert Fattal s’amusait aussi à créer des objets en métal martelé, surtout des mains dont certaines portent des lignes de chiromancie, comme s’il interrogeait déjà son destin de manière détournée. Une coupe formée de quatre mains en calice a été réalisée pour accueillir ces bougies parfumées auxquelles elles ajoutent la qualité de foyer. Retrouvé mort, dimanche, dans la maison qu’il avait dessinée selon son cœur, il laisse derrière lui, comme un gracieux sillage, ces parfums qui habillent de soie la peau de tant d’inconnus, qui apaisent l’atmosphère de tant d’intérieurs et qui continueront à répandre durablement sa présence.
commentaires (7)
Triste perte pour ce malheureux pays... Encore et encore...
DOUMET Rima
18 h 06, le 09 mars 2022