Jeudi 24 février, aux alentours de 5h du matin. Dans un discours préenregistré, le président russe Vladimir Poutine annonce le lancement d’une « opération militaire spéciale » afin de « démilitariser » et de « dénazifier » l’Ukraine. Le monde occidental se réveille devant les images de Kiev sous les bombes. L’heure est à la sidération. Les médias s’alarment de ce « retour de la guerre en Europe ». La guerre ici, « sous nos yeux », « en direct », ne concerne pas des « Syriens qui fuient les bombardements » mais des « Européens qui partent dans leurs voitures », fait remarquer un chroniqueur sur la chaîne française BFM TV.
Le chef de la diplomatie européenne Josep Borell parle, lui, du retour de la « guerre d’antan ». La guerre, la vraie, irrigue désormais l’ensemble du discours politique. Elle s’oppose à ce qui a prévalu au cours des dernières décennies. De la « guerre contre le terrorisme » à la « guerre climatique » en passant par « la guerre contre le coronavirus », l’utilisation galvaudée du mot en avait fait un concept fourre-tout, omniprésent mais dilué.
Paradoxalement, les conflits armés, eux, ne portent plus leur nom. On « intervient » toujours, mais en périphérie, et sans le dire. En Serbie, en Irak ou au Mali, le vocabulaire a été stérilisé. Pour mettre à distance ces terrains-là, on préfère parler « d’opération de maintien de la paix », de « violences internationales » ou de « gestion du risque ». L’ennemi, lui, est désincarné. L’Occident, États-Unis en tête, s’identifie au rôle d’un « agent de police à l’international ». Comment pourrait-il faire la guerre, puisqu’il est mandaté pour maintenir la paix ?
En refermant la séquence diplomatique, l’offensive militaire de Moscou, jeudi dernier, met fin à ce dédoublement du discours qui voulait que la guerre fût à la fois partout et nulle part en même temps. Cette fois, le conflit est localisé, et l’ennemi identifié : la Russie de Vladimir Poutine contraint l’Occident à changer de logique en passant à la gestion d’une menace perçue comme directe. « Il s’agit d’une guerre de haute intensité, impliquant des volumes de feu inédits en Europe depuis les conflits des Balkans », remarque Olivier Schmitt, directeur des études et de la recherche à l’Institut des hautes études de défense nationale.
Au danger imminent s’ajoute la peur que le péril russe ne gagne du terrain, et que le conflit ne s’étende – à la Pologne, la Roumanie, la Moldavie ou la Géorgie. « L’emploi totalement décomplexé de la force » et le fait que « l’agression provienne d’un pays considéré par un nombre non négligeable de courants politiques comme un partenaire potentiel », relève Olivier Schmitt, créent un effet de surprise au sein duquel le pire devient possible. La puissance nucléaire de Moscou, mais aussi la présence de plusieurs sites nucléaires sur le territoire ukrainien, font craindre un dérapage hors de contrôle.
C’est précisément cet océan de tous les possibles qui a justifié, ou permis, le virage opéré au cours du week-end dernier. Après des mesures en demi-teinte lors de l’annonce des premières salves de sanctions, mardi et jeudi derniers, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne sont passés à la vitesse supérieure. Dimanche soir, les ministres des Affaires étrangères des Vingt-Sept adoptent une aide de 450 millions d’euros afin d’envoyer des armes à Kiev, en complément d’une enveloppe de 50 millions destinée à des équipements non militaires. À cela s’ajoute le déploiement de troupes de l’OTAN aux confins orientaux de l’UE et la fermeture de l’espace aérien aux avions russes. L’Europe s’en prend également à l’appareil de propagande russe, en annonçant que la chaîne d’information en continu Russia Today (RT) et l’agence multimédia Spoutnik seront désormais bannies du paysage audiovisuel européen. Face à cette union inespérée des Européens, Josep Borrel évoque un « tabou qui est tombé ».
Même Berlin, qui avait jusque-là fait preuve d’une certaine réserve notamment en raison d’une tradition diplomatique pacifiste et de sa forte dépendance aux hydrocarbures russes, change de ton. Sous le leadership d’Olaf Scholz, qui déclare l’entrée dans « une nouvelle ère », l’Allemagne annonce une hausse des dépenses militaires, débloquant une enveloppe de 100 milliards de dollars pour moderniser son armée, après avoir suspendu mardi dernier le projet de gazoduc germano-russe Nord Stream 2.
Émotions chevaleresques
Du côté de la population, les réactions sont tout aussi puissantes. Dimanche, des centaines de milliers de manifestants descendent témoigner de leur solidarité avec les Ukrainiens dans les rues de Berlin, d’Amsterdam, de Londres ou de Varsovie. « Sauvez l’Ukraine ! Sauvez l’Europe ! » scandent les manifestants à Lisbonne. L’entraide s’organise, notamment en Pologne, où des Européens affluent de tout le continent pour accueillir les réfugiés fuyant les bombes russes.
« Courage », « monde libre », « tragique » : l’imaginaire convoqué ne manque pas de refléter la vague d’émotions chevaleresques qui s’empare du continent. En attaquant la souveraineté ukrainienne, Vladimir Poutine met l’Occident face à ses propres limites, mais réveille aussi des fondamentaux que l’on pensait usés. L’État, qui dans le sillage de la mondialisation avait été enterré trop rapidement, retrouve toute sa centralité. Le monde renoue avec une certaine « grammaire internationale » faite d’attroupements aux frontières, d’union sacrée et de guerre juste. En ce sens, la séquence est inédite.
Mais l’expérience a montré qu’une fois le sursaut initial retombé, l’outrage occidental pouvait avoir ses limites – et la mémoire courte. Ceux qui aujourd’hui pleurent le retour de la guerre « 80 ans plus tard » semblent avoir évacué de leur conscience l’un des sièges les plus longs de l’histoire moderne qui débutait il y a presque trente ans, à Sarajevo, sur le flanc méridional du continent. Tout comme ils semblent avoir oublié que Vladimir Poutine, loin d’avoir improvisé une force de frappe militaire du jour au lendemain, teste depuis 2015 les limites du camp occidental de l’autre côté de la Méditerranée, en Syrie.
Ex-Yougoslavie, Syrie : deux conflits, une leçon. Passé le choc des débuts, l’indignation retombe, l’opinion se lasse et la volonté politique vacille. Hier, les dirigeants occidentaux s’appuyaient sur le « choc provoqué par l’effet David contre Goliath », remarque Olivier Schmitt, afin de durcir leur réponse contre Moscou. Ils renonçaient ainsi à leurs engagements initiaux, qui visaient à limiter les retombées négatives des sanctions vis-à-vis de leurs citoyens et de leurs entreprises. Demain, lorsque sera venu le moment de payer la facture, ces derniers en accepteront-ils les conséquences, par exemple si Moscou décidait de contre-attaquer en « fermant les robinets » de gaz et de pétrole? À moins de deux mois du scrutin présidentiel français, et à huit mois des élections de mi-mandat aux États-Unis, l’opinion occidentale sera amenée à peser au moins autant que le volontarisme de ses dirigeants. « Tout dépendra alors du cadrage réalisé par les élites politiques : si celles-ci préviennent les populations suffisamment en amont des conséquences économiques, et de la justesse des mesures, la résilience sera beaucoup plus importante », prévient Olivier Schmitt.
commentaires (5)
Tant que l'Europe se laissera mener par les Américains nous serons toujours le dindon de la farce . La première chose à faire pour que l'Europe retrouve une certaine crédibilité c'est que tous membres de l'Europe quittent l'OTAN et proposent une véritable alliance de défense des intétérêts européens !!!
yves gautron
17 h 12, le 01 mars 2022