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Lifestyle - Photo-roman

L’obsession des Libanais envers leurs « zaïms »

Quelle est cette obsession, ce syndrome, cette psychose peut-être qui fait qu’une grande partie des Libanais continuent encore après tout, malgré tout, de vouer un culte immuable envers des chefs et des zaïms dont tout prouve pourtant qu’ils sont leurs agresseurs ?

L’obsession des Libanais envers leurs « zaïms »

Ramzi Haïdar/AFP

C’est un immeuble modeste du village de Kornet Chehwane, à environ 700 mètres d’altitude dans le Metn. Encombrant de laideur, comme le sont tous ces bâtiments construits en quasi-contrebande dans la montagne, pendant la guerre civile, et où cette espèce disparue qu’est la classe moyenne avait été se réfugier à l’époque, faute de mieux. La façade rongée par l’humidité porte encore des éclats d’obus, la guerre de libération ou d’annulation, ou peut-être les deux, B. ne s’en souvient plus exactement. Dedans, il fait sombre, triste et glacial, comme dans tous les foyers modestes du Liban à cette heure-ci de la journée. Seule une lampe de secours éclaire légèrement l’entrée de l’appartement d’une lumière bleuâtre. Là, une table recouverte d’un napperon en macramé brodé fait office de sanctuaire entièrement consacré à saint Charbel, dont le faciès est décliné dans toutes les dimensions et les formes possibles et imaginables. Des icônes, des gravures et des gouaches dans des cadres en argent, un morceau de l’une de ses soutanes, un chapelet frappé de l’esquisse de son visage entourant le cou d’une figurine de lui en bois de cèdre; un bout de coton imbibé d’huile bénite et des graines d’encens dans des petits sachets à son effigie ; des médailles, un petit livret de prière, une bougie de neuvaine et même une photo à effet 3D. Je m’arrête devant cette installation baroque, intrigué par le rapport fusionnel, excessif, possessif que les Libanais peuvent entretenir avec la religion et les figures sacrées, sans doute parce qu’ils n’ont jamais eu quelqu’un d’autre, ni État ni dirigeants, sur qui compter. Je m’approche et je regarde chaque détail, ému par l’immense soin que B. avait pu mettre dans la réalisation de son temple de poche, jusqu’à ce que mes yeux sursautent brusquement. Posée contre le mur, protégée par une bougie, là, au milieu de toutes les variations de Mar Charbel, la photo d’un politicien dont je tairai le nom pour m’éviter des insultes, voire pire, au moment de la publication de ce texte. Ce sanctuaire était-il dédié à lui ou à Mar Charbel, je ne sais pas.


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Nous sommes un peuple traumatisé

Le clash ou la diplomatie

Pas même le temps de placer un mot que B. prend les devants, défiante et décidée telle une enfant, comme pour annoncer la couleur, tracer une ligne rouge, le point à ne pas franchir. Elle implore le ciel, inquiète mais souriante : « Que Mar Charbel le protège ! » En mon for intérieur, la mâchoire crispée, je calcule les avantages comparés du clash et de la diplomatie. Une envie folle de raisonner B., de la secouer, de l’arracher à son délire, une envie folle de tout casser, photo comprise, me saisit. Puis je me dis que cette femme tellement tendre, qui fait des pèlerinages à Medugorje et chante à la chorale de la paroisse le week-end, qui nourrit les vieux du quartier et m’envoie tous les matins, alors que je la connais à peine, des Good Morning, Have a blessed day ornés de chapelets et de colombes ; cette femme-là, je peux éventuellement réussir à avoir une discussion civile avec elle. Je me dis que cet agent de voyage, qui ne fait plus qu’émettre des billets d’allers sans retour, qui est dans les coulisses de cet exil en masse dont les infos parlent vaguement, elle doit tout même prendre conscience du fiasco du pouvoir en place. Je me dis aussi que cette femme crevée, noyée de dettes et qui, à cause d’un licenciement dans la compagnie où elle travaillait, s’est retrouvée du jour au lendemain sans boulot, avec une retraite payée en monnaie de singe, un appartement où il fait sombre, glauque et glacial, et une mère si vieille à sa charge, elle doit en savoir quelque chose de l’humiliation infligée au peuple libanais par ses dirigeants, tous sans exception, le sien en particulier. Je me dis que ça ne devrait pas être sorcier de lui expliquer que cet homme qu’elle ne connaît ni d’Adam ni d’Ève, mais dont la photo pourtant trône à l’entrée de son appartement, mériterait plutôt l’enfer que ce petit autel qu’elle lui a consacré. Je me lance donc sur la voie de la diplomatie. Je commence par jouer la carte des sentiments, avant d’étaler mon artillerie d’exemples, de chiffres, de preuves et de faits irrévocables. « Impossible à contester », je pense en silence, mais B. résume tout ce que j’ai pu avancer comme vérités datées et documentées à un « n’importe quoi ! Kezeb bi kezeb. Que des mensonges. On est victimes d’un complot ». J’ai beau ponctuer chacune de mes phrases d’un « ce n’est pas personnel », « tous les deux, au final, on veut que Liban s’en sorte, n’est-ce pas ? », B. est complètement barricadée, imperméable à mon histoire. Quand bien même cette histoire, c’était la sienne aussi. D’une seconde à l’autre, vraisemblablement contrariée par l’une de mes remarques, quelque chose change dans ses traits. Les veines lui enflent le long du cou. Elle trépigne, s’emporte et ne peut plus contenir sa colère. Elle se met alors à crier comme si elle était soudain possédée par je ne sais quoi, régurgitant un imbroglio d’arguments approximatifs, appris par cœur, et finissant toujours par « je ne permets à personne de prononcer son nom. Ma bet arrib sawbo. Ne t’en approche pas ».


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Cette folie qui nous lie au Liban

« Bel rou7 bel dam »

D’une seconde à l’autre, cette femme avec qui je partageais tout, le même pays, la même humiliation et surtout le même agresseur, des continents m’en séparaient. Je l’avais perdue dans ses divagations. J’ai vu en elle cette chose intraduisible, à la fois enfantine et menaçante, cette chose passionnelle, encore plus excessive que la foi ou la folie, et qui se réveille chez les Libanais partisans dès qu’on s’évertue à descendre leur chef de son piédestal sacré. Pourtant, B. ne perçoit pas un sou du parti politique dont il est question, il suffit de voir les conditions dans lesquelles elle vit, ses clients qu’elle compte sur le bout des doigts et les factures de générateur qui s’empilent chez elle sans qu’elle n’ait de quoi les régler. Pas de menaces ou d’intimidations non plus, une femme célibataire et sans le sou, très peu pour eux. Alors quel est ce mystère, ce syndrome, cette psychose peut-être qui font que B. (comme une grande partie des Libanais) continue encore, après tout, de vouer un culte immuable envers des chefs, des zaïms dont tout prouve qu’ils sont pourtant ses agresseurs, ses ennemis ? Comme B., il y a ceux qui ne s’habillent plus qu’avec la couleur de leur parti, recouvrent les façades de leurs immeubles de portrait géants de leur zaïm, appellent leurs enfants à leurs prénoms. Ces enfants qui, un jour ou l’autre, à cause dudit zaïm, partiront. Ceux qui disent Bel rou7, bel dam, dans l’âme, dans le sang, alors que leurs seigneurs de guerre se sont planqués ou ont fui quand eux versaient du sang et des larmes. Ceux qui remplacent leur photo WhatsApp par celle de leurs leaders, leur dédient des pèlerinages et des prières, se font tatouer leurs slogans sur le bras, plaquent leurs portraits sur les capots de leurs vieilles voitures ; ne jurent que par eux, baissent la tête quand ils les croisent, les regardent amoureusement et jouissent à l’idée d’un selfie ensemble. Ceux qu’on voit aux meetings politiques, agglutinés sous la pluie ou le soleil, t-shirt, écharpe, casquette et drapeau à l’effigie du parti, extatiques et les yeux en transe pour peu que leur chef batte des cils. Ceux que l’on voit au seuil des bureaux politiques de ces gangs, fiers d’ouvrir la porte, de faire du café et des courbettes à un mafieux en cravate. Ceux qui sont prêts à provoquer une guerre civile ou un massacre au motif d’une caricature de rien du tout. Ceux qui se lâchent et sillonnent la ville en mobylette, bâton et parfois kalach à la main, seulement parce qu’un groupe de citoyens à bout, comme eux, a eu le malheur d’inclure leur zaïm dans ce Kellon yaani kellon, pourtant d’une justesse sans pareille. Ceux qui vous harcèlent sur Twitter et Instagram toute la nuit, et vont jusqu’à vous détailler la scène de votre mort en vous traitant de serpillière saoudienne, seulement parce que vous dénoncez l’ingérence iranienne dont leur chef est l’un des outils. Ceux avec qui il est impossible de discuter, dont vous connaissez le discours mensonger par cœur mais qui vous expliquent que c’est vous qui n’avez rien compris, que vous êtes financés par les ambassades, que nous sommes victimes de la théorie du complot la plus monumentale de l’histoire. Ceux qui répondent systématiquement haririsme à Michel Aoun, Hezbollah à Riad Salamé, Arabie saoudite à Iran. Et le Liban dans tout ça ? Ceux qui, dans le fond, sont conscient du chaos dont leurs chefs sont responsables, mais qui vous diront quand même « ce sont les autres. Ils ne les ont pas laissés faire », ou, pire encore, « c’est grâce à lui que le pays ne va pas encore plus mal que ça ». Ceux qui malgré tout, après tout, revoteront pour les mêmes.

Et ceux-là, si le pays va tellement mal aujourd’hui, s’il ira encore plus mal demain, c’est aussi et beaucoup à cause d’eux.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

C’est un immeuble modeste du village de Kornet Chehwane, à environ 700 mètres d’altitude dans le Metn. Encombrant de laideur, comme le sont tous ces bâtiments construits en quasi-contrebande dans la montagne, pendant la guerre civile, et où cette espèce disparue qu’est la classe moyenne avait été se réfugier à l’époque, faute de mieux. La façade rongée par l’humidité porte...

commentaires (9)

Cet exemple est édifiant et nous avons tous au sein de notre famille des canards boiteux, sourds et aveugles à ce qui les entoure. Le simple fait de débattre avec eux pour les raisonner provoque chez eux des crises d’hystérie à court d’arguments concrets. Ils savent qu’ils ont tout faux mais ne l’avouent jamais. Ça relève de cas pathologiques que nous ne sommes pas en mesure d’analyser, cela dépasse nos compétences. Et à la fin du fin lorsqu’ils se sentent ridicules, ils finissent par lâcher : de toute façon ils sont tous pourris comme pour justifier leur adoration pour les pourris qu’ils ont choisi de défendre mais ne renoncent pas pour autant à leur idéologie ni à l’endoctrinement sans queue ni tête qui les habitent.

Sissi zayyat

10 h 57, le 01 mars 2022

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Commentaires (9)

  • Cet exemple est édifiant et nous avons tous au sein de notre famille des canards boiteux, sourds et aveugles à ce qui les entoure. Le simple fait de débattre avec eux pour les raisonner provoque chez eux des crises d’hystérie à court d’arguments concrets. Ils savent qu’ils ont tout faux mais ne l’avouent jamais. Ça relève de cas pathologiques que nous ne sommes pas en mesure d’analyser, cela dépasse nos compétences. Et à la fin du fin lorsqu’ils se sentent ridicules, ils finissent par lâcher : de toute façon ils sont tous pourris comme pour justifier leur adoration pour les pourris qu’ils ont choisi de défendre mais ne renoncent pas pour autant à leur idéologie ni à l’endoctrinement sans queue ni tête qui les habitent.

    Sissi zayyat

    10 h 57, le 01 mars 2022

  • Un seul mot. Moutons. Behhhhhhhh

    Khalil Mteini

    19 h 56, le 28 février 2022

  • LES ETABLES, LES PANURGES ET LEURS MOUTONS, ANES, MULETS ET AUTRE BETAIL.

    LA LIBRE EXPRESSION

    18 h 53, le 28 février 2022

  • En somme, ce qu’il faudrait c’est donner des cours de civisme aux gens, leur faire passer un examen, et ensuite donner une carte d’électeur uniquement à ceux qui ont réussit avec une note d’au moins 15/20…

    Gros Gnon

    15 h 33, le 28 février 2022

  • Pauvre B.

    Georges Khalil

    12 h 25, le 28 février 2022

  • Vous faites un État des lieux lucide et amer. Hélas c’est notre quotidien.

    Citoyen Lambda

    10 h 51, le 28 février 2022

  • vu la reaction de cette femme venue a la defense de son zaim, le village ou elle reside, on peut facilement limiter son zaim a 1 personne : aoun QUE MAR CHARBEL NOUS EN PROTEGE

    Gaby SIOUFI

    10 h 08, le 28 février 2022

  • A lire ; Discours de la servitude volontaire d'Étienne de La Boétie.

    Ghandour Yasmine

    09 h 10, le 28 février 2022

  • Combien vrai,... helas il n'y a pire aveugle que celui qui ne veut voir.

    Muller Bertrand

    06 h 20, le 28 février 2022

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