Qu’y a-t-il de si spécial chez les chrétiens pour que certains disent qu’« un Liban sans les chrétiens ne serait plus le Liban » ?
L’analyse de cet énoncé, entendu à plusieurs reprises ces dernières semaines à la télévision, est possible à plusieurs niveaux. En allant au plus simple, cette affirmation peut n’être qu’une sorte de réparation morale, ou encore une invitation implicite faite aux chrétiens – pour diverses raisons – à ne pas céder à la tentation du départ, face à une crise économique et politique sans précédent, qui ébranle jusqu’aux assises du Liban, et le vide de ses forces vives.
Effectivement, les départs pour l’étranger se multiplient. Selon le journaliste Jean Aziz, entre 8 000 et 10 000 « départs définitifs » mensuels ont été enregistrés à l’AIB au cours des deux dernières années, soit près de 200 000 Libanais. Un tel rythme ne saurait durer, bien entendu. Que ce soit sur le plan de l’équilibre démographique national ou celui de l’emploi, une telle hémorragie n’est pas soutenable, alors que près de deux millions de Syriens et de Palestiniens prolongent leur séjour forcé chez nous.
Sur un plan plus social et/ou culturel, l’adjuration de rester pourrait simplement vouloir dire que « le Liban ne serait pas le Liban sans sa diversité ». Autant dire que sans les musulmans non plus, le Liban ne serait pas le Liban. C’est peut-être une tautologie, mais un nivellement confessionnel du Liban serait un appauvrissement, non un enrichissement.
Plus en profondeur, la phrase voudrait dire que les chrétiens du Liban, par leur ouverture sans restriction sur les libertés essentielles, dont la liberté religieuse, tenues pour des acquis irréversibles de la modernité, sont une constituante précieuse de la personnalité et de la pensée libanaises, un rempart contre toute régression. Cet acquis si précieux s’affaiblirait, pensent ceux-là, si les chrétiens du Liban étaient réduits à une minorité dont l’opinion et le poids politique « auraient cessé de compter », comme le dit sombrement l’ouvrage somme Vie et mort des chrétiens d’Orient.
Cet énoncé, même le Hezbollah, un parti idéologique qui ne ménage pas les libertés, l’exprime à sa manière. C’est ainsi que tout dernièrement, le député Hassan Fadlallah a défendu l’idée de l’organisation d’une conférence de l’opposition bahreïnie à Beyrouth, malgré son interdiction par le ministère de l’Intérieur, en affirmant « qu’après tout, le Liban n’est pas un pays totalitaire » (choumouli). Dieu merci, non. Il n’en reste pas moins que c’est ainsi que des partis totalitaires sont arrivés démocratiquement au pouvoir ; ainsi que les partis totalitaires ont profité de la liberté pour l’abolir. Ainsi que Hitler est arrivé au pouvoir. Mais c’est là une autre histoire. En tout cas, c’est bien ce goût de la liberté qui pousse les Libanais à se soulever verbalement chaque fois que le pacte social est bafoué, chaque fois qu’ils ressentent les effets pervers de l’« excès de force » du Hezbollah.
C’est enfin sur le plan anthropologique que la réalité de la différence que fait la présence des chrétiens au Liban se fait sentir. C’est l’effet « levain » dans la pâte. Certes, cette différence n’est pas extérieurement visible. Elle est de l’ordre de la foi, de la conduite, de la disponibilité, notait déjà la lettre à Diognète, un écrit du IIe siècle. « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les coutumes (…) Ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et le reste de l’existence (…) Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants (…). Ils sont dans la chair, mais ils ne vivent pas selon la chair (…). En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans les membres du corps comme les chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps, et pourtant elle n’appartient pas au corps, comme les chrétiens habitent dans le monde, mais n’appartiennent pas au monde (…). »
Bien entendu, ces phrases décrivent un idéal rarement réalisé. Il reste vrai que, sur le plan anthropologique, c’est le rayonnement humain et spirituel des vrais chrétiens et de leurs saints qui fait leur différence, en dépit des conduites dévoyées que l’on voit à certains d’entre eux. Et c’est dans l’interaction de ce qu’il y a de meilleur dans le christianisme et dans l’islam que réside ce fameux « vivre-ensemble » dont Jean-Paul II souhaitait offrir l’exemple « à l’Orient et l’Occident », et dont la disparition éventuelle désole le Vatican.
Un paragraphe extrait d’un discours prononcé récemment à Beyrouth par l’archevêque Paul Richard Gallagher, secrétaire pour les Relations avec les États du Vatican, éclaire de façon pénétrante et neuve ce vivre-ensemble : « Au Liban, comme partout au Moyen-Orient, les chrétiens ont toujours partagé la vie quotidienne avec les musulmans, développant ainsi une relation unique à travers les siècles. Cela leur a permis de partager leur vie les uns avec les autres, remise en question positivement par la religiosité de l’autre. Il en résulte une certaine symbiose, pourrions-nous dire, qui a engendré une forme de culture où les différentes traditions et pensées ont été capables d’entrer en un dialogue significatif. Cet aspect précieux de l’histoire culturelle du Liban ne peut être perdu, car il constitue les fondements historique et national du bien-être de ce pays. » Quelle satisfaction de pouvoir donner, grâce à cette interaction religieuse positive, le secret de quelque chose que l’Occident a perdu.
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ET JE CLOS MON COMMENTAIRE PAR : SINON LA PARTITION.
LA LIBRE EXPRESSION
19 h 05, le 18 février 2022