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Culture - En librairie

La cruelle éducation sexuelle d’une fille de treize ans

« Le goût des garçons », de Joy Majdalani, vient de paraître chez Grasset. Un premier roman qui propose une exploration impudique et insolente des premiers émois sexuels d’une jeune fille dans une société sexiste et schizophrène.

La cruelle éducation sexuelle d’une fille de treize ans

Joy Majdalani : À quoi rêvent les jeunes filles ? ©JF PAGA

« J’ai grandi avec ce mot de pute prêt à s’abattre à la moindre incartade. Avant même les premières excitations, j’en ressentais la menace. Il était vain de vouloir lever cette suspicion. J’acceptais d’être pute pour être libre. Je ne rusais pas. »

La voix narrative qui porte Le goût des garçons (Grasset) est celle d’une jeune fille de treize ans scolarisée au collège Notre-Dame de l’Annonciation et qui partage dans une langue à la fois crue, sulfureuse et ciselée la fulgurance de ses ressentis d’adolescence. Néanmoins, le désir sexuel est rapidement noyé dans un galimatias de problématiques physiques, morales, sociétales, économiques... L’enjeu est de taille : épouser un homme riche et avoir une vie mondaine. Afin de correspondre au mieux au casting où la concurrence est cruelle, les filles, « à la fois prudes et salopes », tentent de correspondre au mieux à ce qu’elles imaginent que les hommes recherchent. La narratrice dresse avec une certaine truculence une typologie des collégiennes. « Au centre de la classe, le fief des insignifiantes. Chaussettes hautes bordées de dentelle, lunettes orange ou vertes, peu sexuelles, duvets de moustache, sous-pulls en flanelle portés sous la chemise, imposés par une mère inquiète, de celles qui préparent des goûters à la symétrie militaire, qui ne laissent au vice aucun espace où fleurir. » Les dangereuses, elles, constituent le parangon de ce que désirent les hommes. « Elles ont pour elles ce qu’il faut d’insolence et une beauté hormonale, presque accidentelle (...) Il fallait leur ressembler : il y allait des garçons. » Dans cette arène féminine, les garçons sont une sorte de curseur qui leur permet de se mesurer les unes par rapport aux autres. « Le désir que j’avais provoqué, les baisers que j’avais reçus valaient donc quelque chose. Tout cela m’avait été donné dans une monnaie que je pouvais échanger parmi les filles », constate la jeune fille, avant de basculer dans une révolte qu’elle assimile à la liberté. Celle-ci peut prendre une dimension frondeuse, « aucune accusation de puterie ne m’effrayerait jamais », ou des accents provocateurs, « je pensais beaucoup aux bites pendant la messe », confie-t-elle, avant de reconnaître qu’« (elle) a longtemps espéré un viol ».

« Les membres les plus vulnérables d’un groupe social »

Si le lecteur peut être heurté par la cruauté qui s’exprime dans le roman, son auteure, Joy Majdalani, de sa voix fluette et enthousiaste, en revendique l’authenticité. « Les personnages évoluent dans une société qui est elle-même très cruelle envers eux, étant à la fois très hiérarchisée, avec une abondance de signaux qui revendiquent l’appartenance à certains groupes sociaux ; la francophonie est l’un d’eux dans ce groupe social privilégié. C’est une société très sexiste où les filles subissent une cruauté systémique qui se reflète dans leurs rapports entre elles et avec les garçons », commente la romancière de 29 ans, qui a souhaité décortiquer des mécanismes sociaux. « En exposant ce que ce système peut avoir d’absurde ou de cruel, il y a forcément une part de dénonciation, explique Joy Majdalani. La narratrice évolue dans cet environnement, elle en a absorbé les codes et elle est dans cette situation impossible, qui est celle des très jeunes filles qui commencent à se considérer comme des êtres sexués. Elles découvrent qu’elles doivent être reconnues comme étant jolies, car on leur dit que leur valeur vient de là, et en même temps, il faut savoir rester pure, ne pas s’offrir : elles sont écartelées entre deux injonctions contradictoires. Cette narratrice est très jeune quand le roman commence, elle n’a pas encore de regard critique sur la société et elle va suivre les différents impératifs en les portant jusqu’à l’absurde, comme lorsqu’elle dit qu’elle veut être violée. Cette emphase fulgurante qui est le propre de l’adolescence illustre le paradoxe des différents discours où il faut paraître désirable, mais où l’on est punie quand on l’est. C’est un peu une démonstration par l’absurde », ajoute l’auteure qui insiste sur le fait que son roman ne se déroule pas dans un pays précis. L’héroïne, elle, n’a pas de prénom, ce qui donne une certaine puissance à sa voix qui est le seul repère auquel a accès le lecteur dans un univers où les valeurs sont inversées. La sexualité est vécue d’une manière extrêmement pauvre, associée à des calculs mercantiles ; quant à l’amitié, elle est totalement absente, les liens se résumant à des jeux de dupes.

Dans L'Orient littéraire

Questionnaire de Proust à Joy Majdalani

« J’ai pu parler à des lecteurs et des lectrices de différents horizons qui ont pu s’identifier aux sentiments qui traversent le continent de l’adolescence, cette soif du monde, du sexe, qui est souvent moins exprimée pour les filles. Je n’ai pas voulu donner le confort de se dire que ça se passe chez les autres. On peut reconnaître la société libanaise où la situation des filles est paroxystique, les injonctions à la beauté sont très fortes, de même que le culte de la virginité, et c’est ce que je veux dénoncer, car les jeunes filles sont les membres les plus vulnérables d’un groupe social. Dans le roman, c’est la guerre de tous contre tous : la cour d’école est révélatrice de toute la société. Et au Liban, c’est peut-être notre maladie, cet individualisme exacerbé, où chacun veut sortir gagnant de la compétition. C’est peut-être ce trait de société qui nous a amenés là où nous sommes », s’interroge l’auteure, qui insiste sur le parcours de son héroïne qui prend de plus en plus de distance par rapport à la société dans laquelle elle grandit.

« La question de départ était d’interroger la façon dont une jeune adolescente apprivoise le désir et le fait de se voir comme un être désiré. À partir de là, comment apprivoise-t-on le regard des hommes et comment peut-on en venir à se dire que ce qui compte, c’est la manière dont je suis perçue ? » note Majdalani qui a également voulu parler aussi de l’inadéquation d’un individu par rapport à une société, qui est, selon elle, le mouvement de la narratrice, qui va du désir absolu de conformité à un désir absolu de révolte. « Les dernières lignes expriment cet élan vers un bonheur futur, avec l’idée de se départir des normes qu’on lui impose », conclut la romancière. Si la libération finale de la narratrice semble manquer d’ambition et demeurer à un stade encore embryonnaire, la transgression étant présentée comme une fin en soi, l’envol littéraire de Joy Majdalani, lui, est bien réel.

« J’ai grandi avec ce mot de pute prêt à s’abattre à la moindre incartade. Avant même les premières excitations, j’en ressentais la menace. Il était vain de vouloir lever cette suspicion. J’acceptais d’être pute pour être libre. Je ne rusais pas. »La voix narrative qui porte Le goût des garçons (Grasset) est celle d’une jeune fille de treize ans scolarisée au...
commentaires (3)

Beau roman, et très beau parcours de Joy Majdalani -- Bravo

Zakariah

23 h 50, le 16 février 2022

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Commentaires (3)

  • Beau roman, et très beau parcours de Joy Majdalani -- Bravo

    Zakariah

    23 h 50, le 16 février 2022

  • Chacun ses valeurs …

    nabil zorkot

    09 h 37, le 16 février 2022

  • Bravo !

    Jacques Dupé

    09 h 06, le 16 février 2022

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