Pour comprendre comment la France a façonné le Liban au XXe siècle, il serait d’abord nécessaire de retourner plus de 160 ans en arrière. En 1860, un conflit sanglant oppose les druzes aux maronites dans le Mont-Liban. De nombreux chrétiens sont les victimes de cette guerre civile. Les atrocités débordent le cadre du Mont-Liban pour aussi englober Damas où des milliers de chrétiens sont aussi massacrés par des fanatiques islamistes. C’est alors qu’une conférence internationale se tient à Paris. Elle réunit les délégués des cinq grandes puissances européennes (France, Grande-Bretagne, Autriche, Prusse et Russie) ainsi que l’ambassadeur de Turquie. Suite à cette conférence, les autorités françaises dépêchent un corps expéditionnaire de 7 000 soldats à Beyrouth dans une tentative de rétablir le calme et de protéger la population chrétienne de la région. Sur le plan politique, un règlement organique place le Mont-Liban sous un régime de gouvernorat autonome (moutassarrifiya) jouissant d’une grande marge de liberté politique, culturelle et économique vis-à-vis du régime ottoman. Le gouverneur (moutassarref) est un sujet ottoman non libanais, chrétien et catholique en l’occurrence. Il est nommé par la Grande Porte avec l’approbation des puissances occidentales. Il est assisté d’un conseil d’administration formé de douze membres élus : quatre maronites, trois druzes, deux grecs-orthodoxes, un grec-catholique, un sunnite et un chiite. Ce système de gouvernance acquiert une réputation notoire de paix et de prospérité au sein d’un territoire ottoman généralement en manque de réussite.
À l’aube du XXe siècle, l’Europe vit une période turbulente. L’étincelle se produit le 28 juin 1914 lorsqu’un jeune nationaliste serbe assassine, à Sarajevo, l’archiduc François-Ferdinand (héritier du trône d’Autriche-Hongrie). Cet évènement déclenche la Première Guerre mondiale. Elle oppose la triple-alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) à la triple-entente (Grande-Bretagne, France, et Russie). Suite à l’accord du 2 août 1914, l’Empire ottoman s’allie à la triple-alliance. En 1915, les forces navales anglaises instaurent un embargo sur la région du Levant sous contrôle ottoman. En parallèle, la région du Mont-Liban est soumise à un blocus alimentaire cruel de la part des autorités ottomanes. Une spirale infernale hyperinflationniste se propage dans la région comme une traînée de poudre. Comble de malchance, une invasion inédite de sauterelles anéantit des champs entiers de cultures.
Les effets combinés de la famine, de la maladie et du froid déciment une grande partie de la population libanaise. On distingue à peine les vivants des morts dans la boue et dans la neige. Des charrettes déversent des centaines de cadavres par jour dans les fosses communes. Une importante composante de la population prend le chemin de l’exode vers l’Amérique ainsi que d’autres pays lointains, laissant sur les lieux du drame une fragile mais furieuse cohorte de survivants. Des nationalistes libanais, journalistes et intellectuels, religieux et laïcs, chrétiens et musulmans, protestent vigoureusement contre les agissements barbares du régime ottoman. Le 6 mai 1916, le gouverneur Jamal Pacha ordonne l’arrestation et la pendaison de six nationalistes libanais à la place des Canons de Beyrouth en raison de leur activisme politique.
Peine perdue. L’effondrement de l’Empire ottoman (l’homme malade de l’Europe) est irréversible. Il reconnaît officiellement sa défaite par la signature de l’armistice de Moudros le 30 octobre 1918. Comme prévu par les accords secrets Sykes-Picot de mai 1916, la France prend le contrôle de la région de Syrie et du Liban. La venue de la France est accueillie avec soulagement par de nombreux religieux et intellectuels chrétiens libanais dont l’affection profonde pour la France est bien connue. En 1919-1920, trois délégations libanaises se rendent à la conférence de la paix à Paris pour proposer la création d’un Grand Liban, un pays dissocié de la Syrie et sous les ailes protectrices de la France. Spécifiquement, le pays engloberait le Mont-Liban, les villes portuaires de Beyrouth, de Saïda et de Tripoli, ainsi que les riches plaines agricoles de la Békaa et du Akkar.
Dans L’Orient-Le Jour du 23 avril 1998, Raymond Eddé (éminent homme politique libanais et fils d’Émile Eddé, l’un des pères illustres du Grand Liban) offre le témoignage suivant à propos des tractations de la troisième délégation libanaise, présidée par Mgr Abdallah Khoury, avec le président du Conseil français Georges Clemenceau au Quai d’Orsay. Mgr Khoury déclare au président Clemenceau la chose suivante : « Nous sommes la troisième délégation à venir à Paris. Si vous ne nous donnez pas satisfaction, nous coucherons tous ce soir, ici, au salon de l’Horloge. » Clemenceau demande alors à Émile Eddé de placer la carte du Liban de 1862 sur la table en disant : « Que voulez-vous ? » « Tout ce que représente la carte », répond Émile Eddé. Clemenceau prit aussitôt un gros crayon rouge et fit le tour des limites du Liban. La délégation remercia Clemenceau par de vifs applaudissements. De retour à Beyrouth, Mgr Khoury reçoit une lettre du nouveau président du Conseil français, Alexandre Millerand, datée du 24 mai 1920, confirmant l’acceptation de la France de porter le Grand Liban sur les fonts baptismaux et d’en faire une république indépendante.
Le 1er septembre 1920, le général Gouraud proclame à Beyrouth la création du Grand Liban. Le 24 juillet 1922, la Société des Nations (précurseure de l’Organisation des Nations unies) promulgue la charte du mandat de la France sur la Syrie et le Liban. Sans surprise, la jeune République libanaise sera fortement francophone. L’article 11 du chapitre 2 de la Constitution libanaise de 1926 stipule que la langue française est la langue officielle de la nation libanaise au côté de la langue arabe. D’ailleurs, le président libanais Émile Eddé est francophone jusqu’à la moelle, au point de diriger les affaires de l’État principalement en langue française.
Un Liban à visage occidental est cependant loin de faire l’unanimité dans le pays. Un soir d’été en 1943, alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage, Béchara el-Khoury rencontre en catimini Riad el-Solh à Aley. D’un commun accord, ils décident que le Liban devrait renoncer à se tourner vers l’Occident ou l’Orient. Cette démarche est le déclenchement d’un mouvement indépendantiste libanais avec une connivence anglaise sous-jacente. Des élections parlementaires confirment la victoire de Béchara el-Khoury (leader du Destour pro-indépendantiste) sur son rival Émile Eddé (leader du parti Bloc national promandat français). Les dernières troupes françaises quittent Beyrouth le 7 avril 1946. Le cordon ombilical qui lie le Liban à la France est coupé pour de bon. Et c’est ainsi que le Liban devient brusquement un pays orphelin. Il est abandonné à son triste sort dans un Moyen-Orient sulfureux en pleine ébullition. Comme l’énonce Amin Maalouf en 2020, le navire libanais est désormais à la dérive, « sans cap, sans destination, sans visibilité, sans boussole, sur une mer houleuse ». Si cette situation perdure, il n’y aura bientôt plus de Liban. Le pays du Cèdre disparaîtra et emportera avec lui tout un patrimoine glorieux mais éphémère.
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Nous devons donc notre "indépendance" aux Anglais dont le seul but était de chasser les Français ... Quelle farce !
23 h 41, le 13 janvier 2022