20 décembre, Aïn el-Tiné. Nagib Mikati est furieux. Le Premier ministre, connu pour son sang-froid et sa capacité à arrondir les angles, a la mine des mauvais jours en sortant de son entretien avec Nabih Berry. Sans même prendre le temps de s’arrêter et sur un ton remonté, il se contente de lancer aux journalistes présents ce jour-là que le gouvernement n’est pas « concerné par ce deal ». Le deal en question ? Un parfait condensé de tout ce qu’est la politique libanaise : un compromis sans foi ni loi conclu entre des gens qui se détestent au plus haut point.
Quelques minutes après la scène qualifiée de « théâtrale » par ses adversaires, les rumeurs se multiplient sur une possible démission du magnat des télécoms. Son gouvernement est en effet paralysé depuis plus de deux mois. En cause : le tandem chiite, Hezbollah-Amal, qui veut écarter le juge Tarek Bitar de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth. Mais pour cela, ils ont besoin de Michel Aoun et de son gendre, Gebran Bassil. Or, ces derniers veulent pour leur part que le vote de la diaspora, qui pourrait leur coûter très cher lors des prochaines législatives, soit limité à six sièges et ne concerne pas l’ensemble du Parlement. La communauté internationale soutient le Premier ministre mais attend de lui non seulement qu’il mette le pays sur la voie des réformes mais aussi qu’il ne cède pas sur plusieurs dossiers-clés, comme l’enquête du port. Comment avancer sans alliés ? Comment ne rien céder sans marge de manœuvre ?
Mikati est coincé, esseulé. Pendant des semaines, il a tenté de faire ce qu’il sait faire de mieux : donner un peu aux uns, donner un peu aux autres, afin de débloquer une situation impossible. Mais rien n’y fait. Les partis sont gourmands, trop gourmands, et la rivalité qui les oppose est tellement forte que personne n’est prêt à se contenter d’une petite part.
Big bang dans la justice
En arrivant à Aïn el-Tiné, ce 20 décembre, Mikati sait ce qui se prépare depuis des semaines entre les deux présidents ennemis. Un grand deal, semblable à celui qui avait permis à Michel Aoun d’accéder à la présidence en 2016 et à Saad Hariri de (re)devenir Premier ministre. Tout est mis sur la table. L’enquête sur l’explosion au port doit être coupée en deux volets, l’un administratif, l’autre politique, qui est confié à la Haute Cour, une juridiction d’exception chargée de juger les présidents et les ministres, plus facilement contrôlable qu’un juge indépendant. Le Conseil constitutionnel doit accepter en échange le recours déposé par le parti du président Aoun contre les amendements de la loi électorale. Et limiter ainsi le vote de la diaspora à six sièges. Mais le deal va encore plus loin que cela. Il implique de limoger le président du Conseil supérieur de la magistrature, Souhail Abboud, coupable pour les uns (Hezbollah) de s’être opposé à la mise à l’écart de Tarek Bitar, et pour les autres (les aounistes) d’avoir le soutien de la communauté internationale et d’être ainsi un candidat à la présidence de la République. Mais en contrepartie, Aoun demande la destitution du procureur financier, Ali Ibrahim, affilié à Berry, celle du président de la Commission d’inspection judiciaire, Bourkan Saad, également affilié au chef d’Amal et celle encore du procureur de la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, proche de Hariri. Autrement dit, un big bang dans la justice. Dans la même logique, Mikati évoque l’idée d’écarter la procureure de la République de Mont-Liban, Ghada Aoun, proche du président. Suffisant ? Pas assez pour les deux camps, qui veulent aussi mettre les compteurs à zéro dans les postes sécuritaires. Michel Aoun demande le remplacement du directeur général des Forces de sécurité intérieure, Imad Osman, et propose de nommer à sa place le général de brigade Ahmad Hajjar. En contrepartie, il se dit disposé à écarter le général Tony Saliba, directeur de la Sécurité de l’État.
Comment mettre en œuvre un tel accord ? Comment imaginer que la pilule puisse passer auprès de l’opinion et de la communauté internationale ? Les principaux protagonistes n’en ont cure. Ils imaginent un plan en quatre étapes. Un : Bitar contre le Conseil constitutionnel. Deux : reprise des réunions du Conseil des ministres qui valident les nouvelles nominations judiciaires et sécuritaires. Trois : le gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, dont les aounistes ont juré qu’ils auraient la tête, est contraint de démissionner. Quatre : les parties s’entendent sur les autres nominations administratives et diplomatiques. S’ils s’en lavent aujourd’hui tous officiellement les mains, parce qu’il a échoué, L’Orient-Le Jour a pu confirmer auprès de plusieurs sources impliquées dans les tractations que tout ce marchandage a bien eu lieu.
« Pendant que je tiens la serviette »
Berry reçoit donc Mikati, ce fameux 20 décembre, pour peaufiner les derniers détails. Il l’informe de la teneur du deal et lui demande de convoquer le Conseil des ministres pour retirer Bitar du volet politique de l’enquête. Mikati refuse. Il sait que la décision provoquerait la colère de la rue et lui ferait immédiatement perdre le soutien de la France et des États-Unis. Il demande au contraire à Berry de profiter de la visite du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, pour envoyer un geste fort à la communauté internationale : un déblocage de la paralysie gouvernementale. C’est là que les choses commencent à se gâter. Berry écarte l’option d’un revers de main et assure que les ministres chiites démissionneront si le Conseil des ministres est convoqué sans que ne soit réglée au préalable l’affaire Bitar. Mikati n’est pas contre la séparation de l’enquête en deux volets. Mais il refuse de s’impliquer dans ce dossier et préfère que celui-ci soit réglé au Parlement, ce qui suppose un accord entre Berry et Bassil. Mais le chef d’Amal n’a pas confiance en Bassil. Il souhaite que l’affaire se règle au sein du gouvernement.
Le ton monte. Les deux hommes s’énervent. Berry ne comprend pas pourquoi Mikati refuse de se salir les mains dans cette affaire. Le Premier ministre lui reproche en retour de mettre le cabinet en danger. « Qu’est-ce que vous voulez de moi? Que je vous regarde faire votre… pendant que je tiens la serviette ? », lui lance-t-il alors, avant de quitter la salle en colère.
Mikati n’est pas dans le deal. Ce qui complique sérieusement tout le reste. C’est à ce moment que Walid Joumblatt, le chef du Parti socialiste progressiste, entre en scène. Le leader druze propose au Premier ministre de régler la situation en levant toutes les immunités, comme l’avait suggéré auparavant Saad Hariri. Cela impliquerait que le président de la République puisse lui aussi être jugé par Tarek Bitar. Sans grande surprise, Aoun écarte l’option.
Rendez-vous le 2 janvier
En quittant Aïn el-Tiné, Mikati pense sérieusement à démissionner. Mais les Français le convainquent de raison garder. « Vous ne pouvez pas brandir cette menace à chaque obstacle », lui dit un diplomate français. Quelques heures après, Mikati s’entretient avec les services de l’ambassade américaine à Beyrouth. Il leur annonce qu’il ne compte pas céder et qu’il rejette fermement l’accord qui supposait qu’il interfère dans la justice. Du côté du tandem, on est persuadé que c’est la pression étrangère qui a poussé Mikati à sortir du deal. Preuve qu’il n’était pas hostile à l’esprit de celui-ci, le Premier ministre a même demandé à Souhail Abboud de régler l’affaire au sein de l’institution judiciaire. « Je ne ferais pas la moindre concession et ne comptez pas sur moi pour faire pression sur Bitar », lui a répondu ce dernier.
D’après des responsables du tandem chiite ayant requis l’anonymat, Guterres et les Américains auraient fait comprendre à Mikati qu’il ne devait pas toucher ni à Abboud ni à Bitar, des lignes rouges, au même titre que le commandant en chef de l’armée, Joseph Aoun. Résultat des courses : le « deal de la honte » est mort-né. Bitar est toujours en place, même si son enquête est à nouveau suspendue. Le Conseil constitutionnel a pour sa part pris une non-décision en réponse au recours présenté par le CPL. Tout est reporté à la rentrée. Le tandem ne compte pas laisser Bitar poursuivre son enquête. Et Bassil, qui a perdu sur tous les tableaux, n’a pas non plus l’intention d’en rester là. Ses proches ont déjà indiqué que le prochain round allait commencer dès le 2 janvier prochain. Si, d’ici là, il n’obtient pas ce qu’il veut du Hezbollah (une promesse de soutien à la présidentielle), le gendre du président entend opter pour l’escalade.
commentaires (30)
De petits deals entre de petits hommes qui ne donnent qu’une envie: vomir.
Sabri
23 h 18, le 26 décembre 2021