Critiques littéraires Roman

La guerre comme une flamme noire

La guerre comme une flamme noire

D.R.

Et plus on restait là-bas de Steven Moore, préface de Pauline Maucort, traduit de l’anglais (États-Unis) par Julia Malye, Les Belles lettres, 2021, 264 p.

La littérature d’aujourd’hui boude les guerres. Elle revient volontiers sur celles du passé mais est frileuse pour rendre compte des champs de bataille de notre époque. Le conflit afghan, qui vient de se terminer, aura duré vingt ans et mobilisé des centaines de milliers de combattants de cinquante pays, mais il n’y a pas encore de grands textes pour le raconter. En tout cas, aucun équivalent des Cercueils de zinc (Actes Sud, 1989) de l'écrivaine biélorusse (et prix Nobel de littérature) Svetlana Alexievitch, qui a démoli le mythe de la précédente guerre d'Afghanistan menée par l’URSS entre 1979 et 1989, en témoignant que les soldats soviétiques que la télévision montrait en train de planter des pommiers dans les villages lançaient en réalité des grenades dans les masures en pisé où des femmes et des enfants étaient venus se réfugier.

On sait tout le mal que la guerre apporte à un pays et sa population. Il n’en demeure pas moins qu’elle a donné aussi à la littérature une pléthore de chefs d’œuvre. Sans remonter à Homère et à Thucydite, sans s’attarder sur Tolstoï, mais en remarquant qu’il a commencé à écrire alors qu’il participait au siège de Sébastopol, on citera Maurice Genevoix, Ernest Hemingway, Curzo Malaparte, Valery Grossman parmi les plus grands. Bien sûr, les guerres d’Afghanistan ne peuvent être comparées à un conflit mondial, mais elles ont engagé tout de même l’URSS et les pays du pacte de Varsovie, puis l’Amérique et l’Europe – la Grande-Bretagne perdit plus de 450 hommes et des milliers de blessés graves, la France eut près de cent soldats tués…

La tragédie que traverse l’Afghanistan a donc peu intéressé les écrivains comme cela est aussi le cas avec le conflit syrien. Pourtant, il n’y a pas de pays plus romanesque et les histoires incandescentes y sont légions, surtout pendant cette époque terrible. Mais c’est vrai que pour les raconter il faut sortir de sa zone de confort. Heureusement, il arrive que des soldats se métamorphosent en écrivains de guerre après avoir accompli leur mission. Steven Moore avait 17 ans quand il s’est engagé dans la Garde nationale de l’Iowa, l’unité militaire de la réserve américaine, qui sera déployée, en 2010, en Afghanistan. Et plus on restait là-bas raconte sa mission d’un an à Torkham, sur la frontière pakistanaise, puis dans une vallée reculée de l’Indu Kush. Pas de récit flamboyant, peu de faits d’armes et la beauté incomparable de l’Afghanistan est absente. Mais nous avons le vécu d’un sous-officier au jour le jour raconté sans aucun romantisme, avec la précision d’un tireur d’élite : « Tous les sentiers reculés cachaient un explosif. Chaque village dissimulait une embuscade. La violence était le principe organisateur. Quand on entendait l’explosion ou le coup de feu, on savait quelque chose. On savait faire notre boulot. »

La guerre, c’est bien sûr aussi la routine, la bureaucratie, l’ennui, mais, en Afghanistan, il ne faut jamais baisser sa garde. Même au poste-frontière de Torkham, par lequel entre un tiers de l’économie du pays, car si l’embouteillage est continu, la menace l’est tout autant : « Des camionnettes passaient avec des cercueils attachés à leurs toits. On ne les ouvrait jamais mais j’étais parano et j’avais peur qu’ils soient remplis d’armes ou d’explosifs. »

C’est pire encore avec les poids-lourds. « Les camionneurs dormaient dans leurs véhicules. Ils engageaient des coéquipiers pour rester éveillés et surveiller qu’aucun taliban ne se faufile jusqu’à leurs cuves pour y attacher une bombe à retardement (…). Quand les camionneurs se réveillaient, ils s’asseyaient sur l’aile de leur véhicule et attendaient. J’imagine que c’était la raison pour laquelle les talibans n’arrivaient jamais à prévoir le bon timing pour leurs bombes : les camionneurs attendent parfois deux jours, parfois quatre ou cinq. »

Parfois, la farce n’est pas loin du drame. Comme lorsqu’un jeune soldat américain qui, au lieu d’ouvrir le feu sur un automobiliste afghan qui a forcé un barrage, a balancé sur son pare-brise un petit pot de la crème au chocolat qu’il dégustait. Du coup, c’est tout un engrenage qui se met en route à cause du « connard » qui ne s’est pas arrêté : « Parce qu’on a jeté de la nourriture sur sa voiture. Il est putain de fou de rage. Il n’arrête pas de montrer du doigt les éclaboussures de crème sur son pare-brise, comme si c’étaient le sang et les entrailles du meilleur pote qu’il ait jamais eu. » Mais comme l’heure est au respect de la population afghane, qu’il faut « gagner les cœurs et les esprits », le jet du pot de crème devient un « putain de gros incident » qui remonte la chaîne hiérarchique et conduit à la sanction du militaire américain qui avait si bien réagi.

Moore déteste la guerre mais sans jamais le dire. Il le montre en la décrivant au plus juste. Toujours à hauteur d’hommes, ceux qui l’accompagnent dans ses missions. Avec leur grandeur, leur petitesse, leur humanité. Il n’y a pas de héros. Simplement des hommes qui souffrent, cœur, corps et âme, comme ce soldat qui risque sa vie pendant que sa femme non seulement le trompe tant et plus mais le ruine en dilapide toute sa solde si durement gagnée.

Mais son livre est aussi une réflexion et une méditation sur la manière de raconter la guerre. Car, tout en ayant écrit sur elle, il est méfiant du résultat. Il sait que même en la montrant sous tous les angles qui devraient nous la faire haïr, elle continue de fasciner. Même si on raconte ses épisodes les plus accablants, elle conserve le visage d’une séductrice. La guerre est noire, certes, mais c’est aussi une flamme. Une flamme noire. C’est pour cela qu’elle a toute sa place dans la littérature.


Et plus on restait là-bas de Steven Moore, préface de Pauline Maucort, traduit de l’anglais (États-Unis) par Julia Malye, Les Belles lettres, 2021, 264 p.La littérature d’aujourd’hui boude les guerres. Elle revient volontiers sur celles du passé mais est frileuse pour rendre compte des champs de bataille de notre époque. Le conflit afghan, qui vient de se terminer, aura duré vingt...
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