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Culture - Musique

Antonín Dvořák, chantre d’un nouveau monde aux couleurs tchèques

Né le 8 septembre 1841, il a profondément chamboulé le paysage musical de son époque. À l’occasion de l’année de son 180e anniversaire, « L’Orient-Le Jour » remonte avec David Beveridge les aiguilles du temps jusqu’à l’ère romantique, à l’exploration du monde musical du chantre de la Bohème.

Antonín Dvořák, chantre d’un nouveau monde aux couleurs tchèques

Antonín Dvořák en 1882. Photo Wikicommons/Gallica Digital Library

Fringantes danses à l’expression exaltée des rythmes de l’âme slave ; prodigieuses symphonies à l’audacieuse richesse modulante où mugissent les tempêtes orchestrales des sonorités luxuriantes ; flamboyants concerti aux éclats insoupçonnés, nimbés d’une fougue envoûtante et d’une sensibilité alanguie ; prolixe fresque lyrique d’ombre et de lumière, d’opprobre et d’apothéose, d’échec et de réussite, aux couleurs tantôt sombres, tantôt claires ; éclectiques musiques de chambre aux mélodies kaléidoscopiques, empreintes de gaieté ou de mélancolie, la foisonnante forêt musicale d’Antonín Dvořák (1841-1904) effleure tous les genres et en extrait le suc le plus subtil. Auréole du sylphe romantique tchèque, il a ennobli les traditions musicales populaires de sa patrie, alors sous la domination séculaire austro-hongroise, en imprégnant la musique d’art européenne de leurs scintillantes couleurs folkloriques. Dvořák immortalise ainsi auprès d’autres éveilleurs de la conscience musicale nationale, dont Richard Wagner, Frédéric Chopin et Giuseppe Verdi, les paroles prophétiques du critique d’art français Jean Cocteau : « Plus un artiste chante dans son arbre généalogique, plus il chante juste. » Cette année, à l’occasion du 180e anniversaire du chantre de la musique tchèque célébré le 8 septembre dernier, l’éminent musicologue américain David Beveridge, grand expert du compositeur, arpente pour L’Orient-Le Jour les pages de l’histoire et propose un voyage dans le temps sur les hauteurs de Bohême-Moravie, à la (re)découverte du « nouveau monde » d’Antonín Dvořák.

Un nationalisme ardemment revendiqué

À l’aube du XIXe siècle, l’Europe connaît une pléthore de productions musicales imprégnées d’une sensibilité romantique qui tend à s’affranchir des contraintes et des exigences sécurisantes instaurées par le classicisme du siècle des Lumières. Ce courant musical exacerbera, en réaction au despotisme éclairé régnant sur le Vieux Continent, un nationalisme ardemment revendiqué par des pays à la recherche d’une identité propre. À cet égard, deux mots de Paul-François Dubois, dans la profession de foi du premier numéro du Globe, suffisent pour élucider cette conception du romantisme : liberté et respect du goût national. Ces deux concepts constitueront par la suite la pierre angulaire des courants européens de nationalisme musical qui germeront dans tout le continent. Le nom d’Antonín Dvořák, aux côtés de trois autres éminents compositeurs de Bohême-Moravie, Bedřich Smetana (1824-1884), Leoš Janáček (1854-1928) et Bohuslav Martinů (1890-1959), sera associé à un nationalisme tchèque naissant qui se voit épanouir après la défaite des Habsbourg face aux Prussiens en 1866. La paternité de cette école musicale sera toutefois attribuée à l’aîné du cercle des quatre, Bedřich Smetana, qui, armé d’un zèle patriotique, compose le premier opéra national tchèque célèbre, La Fiancée vendue (1866), et un cycle de six poèmes symphoniques, intimement inspirés du folklore bohémien et intitulés Má Vlast, ou Ma patrie (1874-1879), qui lui assurent sa notoriété internationale. « Smetana avait dix-sept ans de plus que Dvořák et avait une longueur d’avance encore plus grande pour se forger une réputation de compositeur. Il s’est consciemment présenté comme un compositeur nationaliste tchèque, ce que n’a pas fait Dvořák. En fait, ce dernier s’est présenté comme tel, encore moins qu’on ne le pense », explique David Beveridge. Par exemple, la Suite pour orchestre en ré majeur (1879) de Dvořák est universellement connue de nos jours sous le nom de Suite tchèque ; or, il convient de préciser que ce titre ne figure ni sur le manuscrit du compositeur ni dans la publication originale. De même, ses Duos moraves (1875-1881) ne sont moraves que dans la mesure où ils utilisent des textes de chansons folkloriques moraves : « La musique est entièrement celle de Dvořák ! »

Métissage musical

Compositeur foisonnant et frénétique, Antonín Dvořák a légué à la postérité un héritage musical romantique riche et diversifié, influencé par diverses cultures musicales (allemande, tchèque, française, italienne, afro-américaine et amérindienne) qui s’entrelacent pour donner lieu à un langage musical (presque) inédit. « Dvořák a écrit de très nombreuses œuvres qui sont merveilleuses à tous les égards, non seulement dans leurs mélodies et leur orchestration, pour lesquelles il est universellement loué, mais aussi dans le développement thématique, le contrepoint, le rythme et la structure formelle », note le musicologue américain qui reconnaît toutefois que le tchèque a également composé plusieurs œuvres « médiocres ou même terribles » dont certaines seraient particulièrement intéressantes à observer en tant qu’« expériences ». En effet, le plus grand attrait de sa musique réside dans ses mélodies saisissantes, son inventivité rythmique et son instrumentation efficace, dans laquelle il incorpore une large palette d’humeurs allant des soubresauts festifs aux idylles rurales ensoleillées (qu’on retrouve, entre autres, dans la Symphonie nº 8 (1889), le Quatuor à cordes nº 12 op. 96 « américain » (1893) et les Danses slaves op. 46 (1878) et op. 72 (1886)) dépeignant, avec une précision d’orfèvre, un vif sentiment de bonheur humain, aux méditations profondes et lyriques (qu’on retrouve, entre autres, dans la Symphonie nº 7 (1885), le Requiem op. 89 (1890), le Trio pour piano et cordes nº 3 op. 65 (1883) et le Stabat Mater (1877)), qui embrassent le sens même de l’existence humaine. Son style exceptionnellement varié demeure parfois très aventureux et avant-gardiste, vagabondant hors des sentiers battus : « Personne ne devinerait que le Quatuor à cordes nº 4 en mi mineur/si majeur (1870) a été écrit par Dvořák ; il ressemblerait plutôt à Verklärte Nacht, ou La Nuit transfigurée op. 4 (1899), composée par Arnold Schoenberg près de trente ans plus tard. »

Vent de fraîcheur

Alors que le compositeur tchèque a réussi à créer un langage musical novateur, la structure de ses compositions reste généralement fondée sur des approches formelles traditionnelles, établies dans le haut classicisme, en particulier l’utilisation de la forme sonate, le rondo et les variations. Cependant, il est parvenu à insuffler un vent de fraîcheur à ces formes traditionnelles, notamment en incorporant des stylisations du furiant (danse folklorique tchèque enflammée), à la place du scherzo dans le cycle de la sonate, et de la dumka (ballade épique slave), mêlant étroitement tristesse et exaltation, à la place du mouvement lent. Il a aussi jeté les bases des genres de la cantate et de l’oratorio tchèques, et a été le premier à familiariser l’Europe avec l’école musicale de son pays à une échelle beaucoup plus large que ses contemporains. Selon David Beveridge, cela réside dans le fait que Dvořák ait écrit plus de musique dans des genres plus différents, « quelque chose pour tout le monde », beaucoup plus que Smetana ou Janáček dans les domaines de la musique instrumentale (en particulier les symphonies et la musique de chambre) et des œuvres chorales majeures avec des textes bien connus en latin (par opposition au tchèque) : « Toutes ces œuvres sont plus facilement comprises par un public international. De plus, Brahms a donné un coup de pouce à sa carrière internationale. »

Perpétuelles métamorphoses

La carrière musicale de Dvořák, qui aurait duré près d’un demi-siècle, fut marquée par de perpétuelles métamorphoses stylistiques : de sa fascination pour le néoromantisme allemand de Richard Wagner et la musique novatrice de Franz Liszt, qui influenceront la composition de son premier opéra, Alfred (1870), Le roi et le charbonnier (1871) et les trois quatuors à cordes nº 2, 3 et 4 (1868-1870), il passe successivement au style nationaliste hérité de Smetana qui engendra essentiellement le Stabat Mater, les célèbres Danses slaves, le Quatuor à cordes nº 10, op. 51 « slave » (1879), le Concerto pour violon et orchestre op. 53 (1879) et les Symphonies nº 6 (1880), 7 et 8, puis au style dit « américain » qui donnera lieu aux fameux Symphonie nº 9 du Nouveau Monde (1893), Quatuor à cordes op. 93 « américain », et Concerto pour violoncelle et orchestre op. 104 (1894), jusqu’aux derniers bijoux lyriques, dont Rusalka (1900) demeure l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre, et Armida (1903), son ultime échec. « Il est quelque peu curieux qu’après avoir composé sa neuvième symphonie, Dvořák ait abandonné ce genre, bien qu’il lui reste encore plus de dix ans à vivre et qu’il ait composé de très nombreuses autres œuvres dans des genres différents, dont plusieurs poèmes symphoniques, et une concentration sans précédent sur l’opéra durant ses quelques dernières années », affirme Beveridge. Et d’ajouter : « Dvořák l’a appelé Du Nouveau Monde comme une sorte de salut à l’Europe, étant donné qu’il l’a composé dans le Nouveau Monde, mais également en raison de son inspiration par la musique de ce pays, et donc la musique afro-américaine et la légende amérindienne (Le Chant de Hiawatha) ; il la sentait ainsi différente de ses œuvres antérieures. »

David Beveridge : carte de visite

Né en 1951 en Ohio, aux États-Unis, David Beveridge obtient son doctorat en histoire de la musique et en littérature à l’Université de Californie à Berkeley et enseigne la théorie de la musique, la composition et l’histoire de la musique dans divers collèges et universités aux États-Unis avant de s’installer définitivement en République tchèque : « Dvořák est ma principale spécialité de recherche depuis 1976. En 1993, j’ai obtenu une bourse de recherche pour passer un an en Bohême, et je vis ici depuis, pour plusieurs raisons, mais mon intérêt pour Dvořák en demeure la raison principale. » Dès lors, il travaille en tant que traducteur indépendant, du tchèque vers l’anglais (avec une longue liste de publications, principalement relatives à la musique tchèque), et en tant que musicologue spécialiste de la vie et de l’œuvre d’Antonín Dvořák, notamment avec le soutien de l’International Research and Exchanges Board, le National Endowment for the Humanities, la Grant Agency de la République tchèque et du Music Libraries Trust de Grande-Bretagne. Il publie de nombreux articles et essais aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne et en République tchèque, présentant ses découvertes et ses réflexions, et un ouvrage en 1996 intitulé Rethinking Dvořák : Views from Five Countries (Repenser Dvořák : points de vue de cinq pays), aux éditions des Presses universitaires d’Oxford. En 2013, il remporte le prix de la Fondation Hlávka à Prague pour son livre (en tchèque) sur les relations entre quatre personnes : l’architecte, constructeur et philanthrope Josef Hlávka, Dvořák et les épouses des deux hommes. Avec Michael Beckerman, David Beveridge demeure aujourd’hui l’un des plus grands experts du compositeur tchèque : « C’est un sujet immense qui ne manque jamais de m’intéresser. »

Fringantes danses à l’expression exaltée des rythmes de l’âme slave ; prodigieuses symphonies à l’audacieuse richesse modulante où mugissent les tempêtes orchestrales des sonorités luxuriantes ; flamboyants concerti aux éclats insoupçonnés, nimbés d’une fougue envoûtante et d’une sensibilité alanguie ; prolixe fresque lyrique d’ombre et de lumière, d’opprobre et...

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