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Lifestyle - Photo-roman

Il n’y aura plus jamais de guerre civile

Il est vrai qu’il suffit d’un rien, d’un staccato de mitraillette ou d’un bruit de RPG lancé par quelque fou pour qu’on soit aussitôt projetés dans les sombres années de guerre. Mais comme il y a eu un après-13 avril 1975, il y aura aussi un après-17 octobre 2019...

Il n’y aura plus jamais de guerre civile

Photo tirée du compte Instagram @oldbeiruthlebanon/Katrina Thomas

Elle habite le quartier de Aïn el-Remmaneh depuis les années soixante. Pour elle, c’est un détail, une information sans importance aucune. Mais, pendant longtemps, quand on l’interrogeait sur son lieu de résidence et qu’elle répondait presque embarrassée « Aïn el-Remmaneh », elle voyait systématiquement quelque chose faire tilt dans le regard de ses interlocuteurs. « Ah, Aïn el-Remmaneh… ». Comme si, à la lumière de cette révélation toutefois sommaire, ils avaient tout compris, tout su à propos d’elle. Comme si, voilà, à travers son adresse, elle était vouée à continuer de perpétuer un vieux cliché de guerre, le poncif de la chrétienne pro-Forces libanaises, fanatique et sanguinaire qui plus est. Pourtant, Nawal jure n’avoir jamais soutenu tel ou tel parti. Le jeu des servilités politiques est quelque chose qu’elle abhorre de toute éternité, surtout depuis ce jour où elle a vu de ses propres yeux deux voisins se battre dans la rue où ils avaient pourtant été élevés, où ils avaient joué et grandi ensemble, comme des frères. Dans la tempête d’obus et les tirs de mitraillettes, elle était sortie au balcon ce jour-là, elle avait crié et pleuré de toutes ses forces pour qu’ils s’arrêtent. Personne ne l’avait écoutée et l’un des deux adolescents était mort, une balle au niveau du cœur. Rien que pour ça, Nawal déteste la connotation que peut avoir son quartier. Il est comme une tache indélébile sur son CV, une estampe qui lui colle à la peau, une étiquette cimentée au front, contre son gré, et dont elle n’a jamais réussi à se défaire. À Beyrouth, nos quartiers n’en finissent pas de nous définir. C’est comme ça.

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Tout restait à faire
Nawal est proviseure du primaire dans une école de Aïn el-Remmaneh. Elle y officie depuis 1973. Avant d’être promue à ce poste, elle était enseignante dans les petites classes. À chaque rentrée scolaire, notamment celles qui ont suivi le déclenchement de la guerre civile de 1975, elle savait bien que chacun des élèves installés les bras croisés sous ses yeux, chacun d’entre eux avait forcément dans sa famille, en rentrant chez lui, un père, un oncle, un frère qui avait décidé de prendre les armes pour supposément défendre son immeuble, sa rue, son quartier, sa communauté. Et elle était consciente de la machine de l’endoctrinement qui démarrait très tôt dans de tels environnements, dont on sait à quel point ils ont été instrumentalisés par les mêmes redoutables seigneurs de guerre. Elle mesurait l’étendue du danger qui pesait sur ses petits écoliers, si peu faits pour la violence et le combat, et ça lui faisait peur. Depuis son pupitre, elle les regardait : l’innocence dans leurs yeux, leur cerveau intouché comme une page blanche, leur voix à modeler, leurs opinions à bâtir, leurs choix à faire, et elle y voyait à chaque fois un chantier qui s’offrait à elle. Entre les mains, elle avait comme un échantillon d’une génération encore indemne, et elle se demandait si ses « petits » céderont et finiront comme leurs pères, par reproduire le même schéma, se livrer à des guerres inutiles au nom d’un chef de clan qui n’en a rien à cirer de leur existence. Pour Nawal, à chaque rentrée scolaire, les enjeux étaient de taille. Tout restait à faire, tout se jouait là, à la force de sa craie et de son Bic rouge. Alors, du mieux qu’elle pouvait, elle initiait ses élèves à des concepts qui pouvaient sembler dérisoires et impuissants : la tolérance, la paix, la connaissance, le culte des mots plutôt que celui de la mort, et puis l’amour du Liban, simplement. Elle leur racontait un pays si lointain, si différent de celui qui se déchirait pendant qu’ils étaient terrés dans les abris, et elle leur jurait : « Ce pays-là, il a existé, je l’ai connu, et c’est vous la relève, c’est vous qui allez le ramener. » On veut bien le croire, qu’un jour au lendemain de la guerre, ce semblant de pays reviendra.

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L’après-17 octobre
Nawal était dans son bureau lorsque les premiers accrochages de cet inoubliable hélas 14 octobre 2021 ont eu lieu tout près de l’école. Elle était en ligne avec le père d’un élève qui lui demandait un délai supplémentaire pour payer la scolarité, le cœur brisé. Il y a eu d’abord quelques premières balles tirées en l’air qu’elle avait soigneusement ignorées, « c’est sans doute un enterrement », s’était-elle crédulement dit, puis soudain un tir de RPG dont elle connaît par cœur le claquement. Il lui avait suffi d’un rien, juste ça, une poignée de secondes et un bruit sourd, pour que Nawal soit projetée quarante ans plus tôt. En dévalant les marches des escaliers vers les classes de maternelle, au milieu des pleurs des enfants repliés sous leurs pupitres, pas la moindre idée de ce qui leur arrive, au milieu des cris désemparés des maîtresses qui se voyaient traînées dans un passé qu’elles pensaient qu’il ne reviendrait jamais, Nawal a cru revivre ce 13 avril 1975. En fait, elle avait été prise du sentiment insoutenable que cette journée-là ne s’était jamais réellement terminée, que toutes ces années de soi-disant paix n’étaient qu’une trêve, en fait. Et que les vampires de la guerre n’avaient jamais vraiment quitté son quartier, cette ville. Qu’ils étaient là, à attendre le bon moment, une brèche, pour ressortir de leurs soupentes. C’était son destin, elle n’en finira jamais. Nawal s’était écroulée, avec dans les bras une élève de douzième qui réclamait ses parents. Au contact de la main de l’enfant, moite et tremblante, Nawal avait soudainement repensé à une après-midi du début de la révolution d’octobre 2019. Lui était revenue son image, dans une rue pas loin, le jour où un collectif de femmes avait organisé une marche symbolique entre des mères du quartier de Aïn el-Remmaneh et d’autres de Chiyah. Lui était revenue l’image de sa main dans la main d’une femme qu’elle ne connaissait pas, une femme comme elle, définie par son quartier, mais dont la paume dans la sienne avait tout d’un coup, comme cela, par magie, abattu tous les murs. Les avaient transpercés d’une lumière insoupçonnée. Sans réfléchir, à peine les tirs calmés, Nawal s’était hissée parmi les corps recroquevillés sur eux-mêmes, à même le carrelage du sous-sol. Elle s’était levée, et d’une voix troublante de clarté, elle avait juré aux maîtresses et aux enfants en larmes : « Ne vous inquiétez pas, il n’y aura plus jamais de guerre civile. » Parce qu’elle savait que s’il y a eu un après-13 avril 1975, ce qui prévaut, désormais, c’est l’après-17 octobre 2019…

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Elle habite le quartier de Aïn el-Remmaneh depuis les années soixante. Pour elle, c’est un détail, une information sans importance aucune. Mais, pendant longtemps, quand on l’interrogeait sur son lieu de résidence et qu’elle répondait presque embarrassée « Aïn el-Remmaneh », elle voyait systématiquement quelque chose faire tilt dans le regard de ses interlocuteurs....

commentaires (3)

C'est pire que la guerre civile : c'est une longue agonie.

Politiquement incorrect(e)

20 h 04, le 25 octobre 2021

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Commentaires (3)

  • C'est pire que la guerre civile : c'est une longue agonie.

    Politiquement incorrect(e)

    20 h 04, le 25 octobre 2021

  • « Ne vous inquiétez pas, il n’y aura plus jamais de guerre civile. » Parce qu’elle savait que s’il y a eu un après-13 avril 1975, ce qui prévaut, désormais, c’est l’après-17 octobre 2019… C est pire que la guerre civile , mourir sous les armes pour une cause c est rien mais mourir de faim à cause des mafieux qu on a élu et adorés c est le comble.

    barada youssef

    15 h 56, le 25 octobre 2021

  • MALHEUREUSEMENT SANS GUERRE CIVILE LE HEZBOLLAH ETENDRA SA MAINMISE. UNE GUERRE CIVILE SERAIT LA FIN DE CES MERCENAIRES IRANIENS CAR L,ONU ET LES PUISSANCES OCCIDENTALES Y AURAIENT LEUR MOT A DIRE ET CE SERA ; TAEF ET LA 1559 ET LA 1701 APPLIQUEES D,URGENCE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 50, le 25 octobre 2021

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