À 97 ans, Etel Adnan, poète, auteure, journaliste et artiste peintre libano-américaine, a décidément le vent en poupe. En juillet dernier, le prestigieux festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence présentait un spectacle inspiré de son recueil L’Apocalypse arabe, mis en scène par le Libano-Français Pierre Audi, également directeur du festival. Alors que ses œuvres se promènent de cimaises en salles de ventes, de musées en institutions prestigieuses, le musée Guggenheim lui consacre une magnifique rétrospective aux côtés de Vassily Kandinsky sous les intitulés : « Vasily Kandinsky: Around the Circle », une présentation de la vaste collection permanente exceptionnelle du musée, et « Etel Adnan: Light’s New Measure » (« La nouvelle mesure de la lumière »). « C’est un miracle que je me trouve sur les mêmes murs que Kandinsky (sic) », confie-t-elle à L’Orient-Le Jour.
Kandinsky, pionnier de l’abstraction
Pionnier de l’abstraction et théoricien de principes esthétiques, Vassily Kandinsky, né à Moscou en 1866 et décédé à Neuilly-sur-Seine en 1944, est l’un des artistes les plus novateurs du début du XXe siècle. Voulant libérer la peinture des liens qui la rattachaient à la nature, il découvre une nouvelle thématique « sur la nécessité intérieure », un thème qui l’accompagnera toute sa vie. L’exposition du musée new-yorkais a pour objectif d’analyser la relation existante entre l’œuvre de Kandinsky et celle de ses contemporains à travers ses peintures, travaux en papier et sculptures issus des vastes fonds artistiques de plus de 150 créations que conserve le musée Solomon R. Guggenheim. La première artiste contemporaine à être mise face au prince de l’abstraction est donc Etel Adnan.
La rétrospective ciblée des œuvres d’Etel Adnan, installée le long des deux premières rampes de la rotonde du musée, met en lumière six décennies du travail de l’artiste avec les peintures, aquarelles, tapisseries, leporelli (carnets illustrés en accordéon dont deux proviennent des collections du MoMa et du musée Whitney), Motion, un film en Super 8 (1980-89/2012), ainsi que de nombreuses réalisations diverses dans l’écrin architectural de Frank Lloyd Wright. Ces œuvres juxtaposent le modernisme de deux visionnaires qui explorent chacun le potentiel de la forme abstraite. C’est un bel hommage rendu à la créativité visuelle et intellectuelle de Adnan qui s’est hissée au rang des grands artistes contemporains.
« Lien profond entre Etel et Kandinsky »
Cette exposition a été mise sur pied « en un temps relativement court à cause de la pandémie du Covid-19 » par Katherine Brinson, conservatrice pour l’art contemporain (un poste créé grâce au soutien de Dimitris Daskalopoulos, un milliardaire grec qui a fait fortune dans l’alimentaire et grand collectionneur d’art), et Lauren Hinkson, conservatrice associée des collections du musée. « Lauren et moi avons passé de nombreuses années à nous immerger non seulement dans la pratique de l’art visuel d’Etel Adnan, mais aussi dans sa pratique littéraire, que nous admirons toutes les deux profondément. Nous avons donc pu nouer rapidement un beau dialogue entre Kandinsky et Adnan au sein de la rotonde du musée Guggenheim », confie Katherine Brinson à L’Orient-Le Jour. Quel lien unit donc Etel Adnan à Kandinsky ? « L’objectif est de mettre en contexte le vaste fonds de la collection du musée Guggenheim en la plaçant sous l’éclairage d’un artiste contemporain, affirment les deux conservatrices. Nous savions qu’Etel Adnan avait un lien profond avec l’œuvre de Kandinsky. Au cours de nos recherches pour la préparation de cette exposition, nous avons été ravies de trouver un article écrit par Etel Adnan au début des années 1960 qui relate sa rencontre avec Kandinsky dans la rotonde Frank Lloyd Wright. Cette rencontre est décrite en ces termes : “La découverte de l’œuvre de Kandinsky dans ce contexte architectural est l’un des évènements artistiques les plus émouvants du siècle.” Nous avons vraiment senti que nous étions en présence de deux peintres visionnaires qui jonglent avec la couleur et les formes abstraites de manière puissante », souligne Katherine Brinson.
« J’ai aimé Kandinsky au maximum »
Est-ce le couronnement d’une riche vie artistique ? Etel Adnan ne cache pas son enthousiasme sur cette célébration de taille. « J’ai aimé Kandinsky au maximum. La force de ses dessins et de ses couleurs m’a toujours soulevée du réel. C’était toujours un monde nouveau. Un monde violent et apaisant. Un monde oriental et familier. Le rêve de l’art. C’est un miracle que je me trouve sur les mêmes murs que lui », confie-t-elle à L’Orient-Le Jour.
Artiste autodidacte, Etel Adnan découvre l’expression artistique sur le tard, dans les années 1950. Son cheminement artistique est riche. Ses réalisations sont l’expression d’œuvres aux géométries simples et épurées : cercles solaires lumineux, bandes célestes horizontales au-dessus de l’océan, carrés rouges ancrant des formes abstraites. Le mont Tamalpais qu’Etel admirait depuis sa fenêtre pendant des décennies passées à Sausalito, en Californie, est évoqué sous d’innombrables formes, changeant avec la lumière et le temps et dansant continuellement entre figuration et abstraction. Appliquant l’adage de Baudelaire « Les coloristes sont des poètes épiques », Etel Adnan explique à L’Orient-Le Jour son parcours en forme de poème moderne.
« J’ai emmené en Californie avec moi la lumière du Liban.
Le soleil au Liban est en même temps dangereux et force de vie.
Le soleil est un signe double.
Je me réveille encore souvent avec la peur qu’il ne se réveille pas.
C’est l’horizon de l’ancienne Égypte et de notre quotidien.
Il y avait à Beyrouth même des lieux pour aller nager, comme le bain Ondine.
Les Français nous appelaient les enfants du soleil. Nous étions fiers de l’être.
D’ailleurs, selon Frank Lloyd Wright lui-même, le Guggenheim avait été inspiré par Babylone. C’est-à-dire l’Irak. La construction du Guggenheim. Le Guggenheim est une structure particulière et merveilleuse. Un pur chef-d’œuvre. C’est inoubliable d’y avoir accès. C’est un lien entre les peuples.
J’ai “été” peintre à la même époque où les Russes ont voulu conquérir la Lune et où les Américains sont arrivés à le faire. Nous ne sommes pas que les hommes du monde terrestre, nous sommes les pionniers de l’Espace. Alors les cercles et la Lune nous ont rendus fous. »
Convergence d’influences
La vision créatrice et intellectuelle d’Etel Adnan prend différentes formes au cours de sa longue vie qui côtoie le siècle. Née à Beyrouth en 1925 d’une mère grecque et d’un père syrien, Etel, qui s’exprime en français, arabe et grec, a vécu pendant de longues périodes au Liban, aux États-Unis et en France où elle vit actuellement. Poétesse de renom, elle publie en 1965 ses premiers poèmes contre la guerre du Vietnam et devient, selon ses propres termes, « une poétesse américaine ». Éminente journaliste, elle dirige, en 1972, les pages culturelles du journal al-Safa, puis de celles de L’Orient-Le Jour. Auteure célèbre et célébrée de Sitt Marie Rose – publié à Paris en 1977 et devenu un classique de la littérature de guerre, lauréat du prix France-Pays arabes et traduit en dix langues –, Etel Adnan a écrit de nombreux romans, en anglais et en français, essais, poèmes et pièces de théâtre, dont L’Apocalypse arabe, Paris mis à nu, Au cœur du cœur d’un autre pays, et Là-bas. Ses peintures, dessins et films Super 8 ont fait l’objet de nombreuses expositions aux États-Unis, en Europe et dans le monde arabe.
« Etel Adnan: Light’s New Measure », qui se tient jusqu’au 10 janvier 2022, sera suivie des œuvres de deux autres artistes contemporaines, Jennie C. Jones et Cecilia Vicuña, qui seront chacune installées, tour à tour, aux côtés de « Vasily Kandinsky: Around the Circle » dans la rotonde du musée.
Récompense
La peintre et autrice libanaise Etel Adnan a reçu le prix Lichtwark 2021 pour l’ensemble de son œuvre. Ses œuvres littéraires engagées politiquement dépeignent la réalité du monde et son contexte, et constituent une grande voix du féminisme et du mouvement pacifiste, ont déclaré les autorités culturelles de la ville de Hambourg. Le prix sera décerné à la Kunsthalle de Hambourg le 18 novembre 2021.
Je me donne un devoir de transmettre cet article à tous ceux qui je puisse atteindre par courriel. Etel, à 97 ans, est une icône de l'esprit libanais qu'on devrait tous célébrer.
14 h 42, le 23 octobre 2021