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Liban : caste dirigeante inamovible et « révolution WhatsApp »* à bout de souffle

Liban : caste dirigeante inamovible et « révolution WhatsApp »* à bout de souffle

Les interminables queues aux stations d’essence, une situation déplorable mais prévisible depuis des années. Photo Marc Fayad

1. Le Liban est confronté à la crise sociale et humanitaire la plus aiguë de son histoire (sauf peut-être la grande famine de 1915 qui décima un tiers de la population du Mont-Liban). Depuis 2017, le revenu moyen par habitant a baissé de 40 %, la monnaie a perdu 90 % de sa valeur, l’épargne nationale s’est largement volatilisée du fait de la défaillance systémique du secteur bancaire, l’État a fait défaut sur sa dette souveraine, les taux de chômage et de pauvreté, sur une courbe ascendante, ont dépassé 40 et 50 % respectivement, et de nombreuses familles survivent grâce à l’aumône et l’aide alimentaire. Cette situation a été tragiquement aggravée par le bilan dévastateur de la pandémie du Covid et les conséquences de l’explosion du port de Beyrouth. Comme il sera finalement contraint d’éliminer les subventions compte tenu du tarissement des réserves en devises et des flux de capitaux, le (non-)gouvernement envisage un régime de protection sociale avec des transferts en espèces à 80 % de la population, un pourcentage de bénéficiaires rarement vu dans le cadre de programmes de protection sociale ailleurs dans le monde. La Banque mondiale qualifie la situation au Liban de « dépression délibérée », provoquée par les politiques imprudentes et l’inaction de la nomenklatura qui détient depuis près d’un demi-siècle le destin de la nation, et veille aujourd’hui à son déclin.

2. L’histoire jugera les dirigeants libanais pour manquement au devoir, certains diraient même de la négligence criminelle, pour avoir abandonné un peuple presque démuni en chute libre vers l’abîme. Plutôt que de tracer la voie de la reprise par les réformes indispensables, cette caste dirigeante semble inconsciente et insouciante vis-à-vis des affres d’une population devenue otage des conflits régionaux et des rivalités partisanes, livrée aux caprices d’une banque centrale qui, enfreignant son mandat, gère de manière lamentable la politique monétaire et bricole avec l’épave d’un système bancaire délestant méthodiquement de son épargne une classe moyenne en voie d’extinction.

3. Ne nous attardons pas sur les difficultés et afflictions de la société libanaise (malades refoulés aux urgences des hôpitaux, longues files d’attente aux stations-service, rationnement du courant électrique...). Cette situation déplorable était prévisible depuis des années et ne devrait aucunement surprendre. Ce qui peut être surprenant, c’est la résilience d’une caste dirigeante ostensiblement détestée et vilipendée par le peuple après des mois de mécontentement, mais qui tient toujours en selle sur la route accidentée que traverse la nation sur tous les fronts. Comment expliquer une telle ténacité ?

4. Au Liban, tous les résidents, nationaux comme étrangers, ont longtemps eu un niveau de vie bien supérieur à ce que pouvaient dicter les paramètres de l’économie réelle. Ils bénéficiaient des largesses d’un « État-providence » subventionnant toutes les couches sociales. Les subventions aléatoires, non ciblées, profitent de manière disproportionnée aux nantis par rapport aux pauvres. Le principal levier de ce large filet de subsides était le taux de change surévalué qui rendait les importations tellement abordables qu’elles représentaient, directement ou indirectement, quelque 80 % de la base des biens de consommation du Liban. À l’inverse, la production locale, à l’exception des biens non échangeables (comme la construction), a été déprimée, et les exportations ont été fortement pénalisées (en 2018, pour des exportations inférieures à 3 milliards de dollars, les importations dépassaient 23 milliards de dollars, soit près de 50 % du PIB).

5. Comment le Liban a-t-il pu se permettre un régime de taux de change fixe, surévalué pendant près de trois décennies ? Cela n’a été possible que grâce aux flux permanents de capitaux d’une nombreuse diaspora – le Liban souffre du « mal hollandais », où son principal produit d’exportation est son propre peuple – et aux dépôts attirés, dans un système bancaire anormalement grossi, par des taux d’intérêt élevés (et parfois la discrétion et tolérance quant à la provenance des fonds). Lorsque les événements régionaux, notamment la guerre en Syrie, un climat des affaires de moins en moins accueillant et les pratiques de gouvernance effrontées sont venus entraver les flux entrants, le modèle économique précaire basé sur l’importation et la consommation n’était plus soutenable. Les piliers de l’édifice entier (taux de change, système bancaire, finances publiques, protection sociale et mode de vie) se sont effondrés, marquant brusquement la fin de la joyeuse chevauchée.

6. Pourtant, presque deux ans après un soulèvement national interconfessionnel, interrégional et intergénérationnel (qui à un moment, pensait-on, allait secouer les fondements mêmes du régime), un mécontentement populaire débordant, l’absence de plans et d’actions crédibles pour gérer et encore moins résoudre les crises, la cohorte de chefs de guerre confessionnels avec leurs brigades d’hommes de main tient toujours les rênes du pouvoir, démontrant, nonobstant leurs rivalités, une cohésion à toute épreuve face à la menace exogène. La raison, à mon avis, est que beaucoup, redevables non pas à l’État et ses institutions, mais aux parrains de leurs clans respectifs – qui ont enraciné dans la conscience individuelle et collective une culture de dépendance et de népotisme au détriment des valeurs de citoyenneté –, blâment les opposants politiques pour leur infortune et craignent qu’en l’absence de leurs parrains protecteurs, l’alternative au quasi-effondrement d’aujourd’hui puisse être un sort encore plus funeste... une espèce d’« apocalypse ».

7. En guise d’illustration, disons que l’indice du niveau de vie correspondant aux attributs économiques fondamentaux du Liban aurait dû être 100. Les subventions généreuses l’avaient élevé au niveau 200. L’effondrement du modèle l’a rabaissé précipitamment au niveau 40. Toutefois, beaucoup nourrissent l’espoir de ne pas sombrer davantage et se bercent de l’illusion qu’une fois que leur parrain l’aura emporté sur ses rivaux dans les urnes (ou par d’autres voies), ce « bienfaiteur » – à qui ils doivent leurs emplois et moyens de subsistance, et qui les a protégés des poursuites lorsqu’ils ont violé la loi – les guidera au havre à travers la tourmente. Nourrissant cette peur de l’apocalypse, la stratégie des dirigeants est de préserver par divers subterfuges le statu quo jusqu’aux élections législatives de mai 2022. D’ici là, ils s’efforcent de maintenir tant bien que mal une forme de subvention sur les produits de consommation essentiels bien que les rationnements et pénuries se fassent de plus en plus sentir. Pendant cette période, les plus nécessiteux sont maintenus à flot par l’aide humanitaire externe et interne dispensée par les institutions caritatives ; par un programme de transfert de cash financé par un prêt de quelque 250 millions de dollars de la Banque mondiale qui n’est pas encore effectif ; et enfin, et c’est le plus important, par quelque 2 à 3 milliards de dollars annuels en soutien familial provenant des Libanais de l’étranger.

8. En conclusion, bien que ces modes d’assistance divers contribuent dans une certaine mesure à atténuer les problèmes de nombreux ménages, l’aboutissement politique risque d’être décevant pour ceux qui espèrent mettre fin à l’emprise de la caste gouvernante aux prochaines élections législatives – si tant est qu’elles soient tenues dans les délais – surtout au vu de la présente loi électorale faite sur mesure et de l’opposition balbutiante et désunie émanant de la révolution « du WhatsApp ». Cependant, une grande prudence est de mise au cas où un changement conséquent de gouvernance ne serait pas obtenu dans les urnes. Jusqu’à présent, la paix sociale a été préservée grâce à la nature des Libanais, au sang chaud il est vrai, mais prêts à aider leur prochain dans le besoin ; à leur trempe aguerrie et endurcie par une histoire pétrie d’épreuves et de conflits ; et à leur aptitude à créer des substituts aux services publics inexistants ou défaillants, sans oublier la bouée de sauvetage tendue aux familles dans le besoin par les émigrés. Cependant, avec des conditions en continuelle détérioration et sans solution en vue, la tolérance à la privation et l’oppression peut atteindre son seuil, attisant des tensions sociales qui pourraient dégénérer en anarchie ou violence aux conséquences indicibles sur la stabilité. Si des foules appauvries franchissaient les grilles métalliques qui se dressent autour des hôpitaux, escaladaient les clôtures protégeant les banques, forçaient les portes des commerces et bloquaient les principales artères, l’armée gardienne de l’ordre, chargée de protéger les biens publics et privés, se trouverait dans une situation difficile, car une réponse trop musclée pourrait éroder la bonne disposition qu’elle a acquise dans le cœur et l’esprit des Libanais. Il n’est pas trop tôt pour que ceux qui dirigent le pays prennent conscience de la gravité des faits qui paraît leur échapper et assument leurs devoirs envers un peuple en quête de salut. Mais ont-ils vraiment la vision et la volonté de le faire ?

*Le soulèvement populaire du 17 octobre 2019 fit suite à une décision gouvernementale, par la suite abrogée, de prélever une redevance quotidienne de 20 centimes de dollar sur les abonnements WhatsApp.

Économiste, ingénieur des Mines, ancien conseiller à la Banque mondiale.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espaces comprises.

1. Le Liban est confronté à la crise sociale et humanitaire la plus aiguë de son histoire (sauf peut-être la grande famine de 1915 qui décima un tiers de la population du Mont-Liban). Depuis 2017, le revenu moyen par habitant a baissé de 40 %, la monnaie a perdu 90 % de sa valeur, l’épargne nationale s’est largement volatilisée du fait de la défaillance systémique du...

commentaires (2)

Ceux qui ”dirigent” le pays n’ont malheureusement ni les compétences ni la volonté de remettre le pays sur les rails. N’oublions pas que la plupart d’entre eux ne sont que des seigneurs de guerre qui ne pensent et n’agissent qu'en tant que tels. Le gigantesque défi de remettre sur pied un pays qui a perdu son rôle régional requiert de bonnes intentions mais surtout de vrais visionnaires et bâtisseurs. C'est pourquoi, l’unique espoir qui demeure est d’unifier les révolutionnaires avant les prochaines élections afin d’en finir avec nos dirigeants actuels, chefs de tribus d’un autre temps.

Le borgne

20 h 34, le 09 septembre 2021

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Commentaires (2)

  • Ceux qui ”dirigent” le pays n’ont malheureusement ni les compétences ni la volonté de remettre le pays sur les rails. N’oublions pas que la plupart d’entre eux ne sont que des seigneurs de guerre qui ne pensent et n’agissent qu'en tant que tels. Le gigantesque défi de remettre sur pied un pays qui a perdu son rôle régional requiert de bonnes intentions mais surtout de vrais visionnaires et bâtisseurs. C'est pourquoi, l’unique espoir qui demeure est d’unifier les révolutionnaires avant les prochaines élections afin d’en finir avec nos dirigeants actuels, chefs de tribus d’un autre temps.

    Le borgne

    20 h 34, le 09 septembre 2021

  • MILLE MERCI POUR CE énième ET MEME RESUME DE LA SITUATION.

    Gaby SIOUFI

    10 h 20, le 08 septembre 2021

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