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Nos Lecteurs ont la Parole

Un tableau sans prix

Un tableau sans prix

Représenter un pays dans une œuvre d’art nécessite des choix de langage, de matériel, de couleur et de style qui soient expressifs de sa réalité et de ses valeurs. Pour représenter mon pays, j’ai fait le choix d’une toile que voici.

Le noir en constitue la couleur dominante. Le noir du black-out mêlé au noir de la cendre de la fumée des générateurs qui polluent les foyers pendant les rares heures de lumière. Le noir du deuil des victimes d’explosions, de conflits et de pandémie, ce deuil entrepris par les familles de victimes et devenu celui de tout un peuple. Le noir de la mort vive et lente d’un pays malade qui résiste à sa propre mort, qui se prépare et prépare son peuple au noir de son propre deuil. Le noir du flou, de l’incapacité à voir l’issue d’une série de crises. Le double noir émotif issu du dilemme « partir ou rester », un choix du moindre mal qui, quel qu’il soit, peut sembler moins noir et moins douloureux que l’autre, mais qui reste noir et douloureux. Le noir de l’or noir en pénurie qui noircit le quotidien de tout un chacun.

Ce tableau noir est taché de sang. Du sang de martyrs visionnaires, assassinés pour déchirer les artères et faire couler le sang de tout un pays derrière. Du sang de ceux qui sont simplement fautifs d’être les enfants de ce pays, du sang qui se fige dans les veines de toute personne dont la vie dépend du courant électrique devenu capricieux et de produits médicaux qui se font rarissimes. Ce sang qui ne coule pas mais qui ronge les âmes de l’intérieur. Du sang pompé par le cœur difficilement battant d’un pays atteint d’un malaise cardiaque.

Dans ce rouge sanguin, une lueur d’espoir. Le rouge d’une tentative de révolution n’ayant pas abouti il y a deux ans, mais qui aboutira un jour, car la volonté et la détermination sont là. Car il faut croire que les justes gagnent toujours et les injustes perdent. Car le peuple, c’est la ligne rouge.

Sur ce fond noir, un coup de pinceau en blanc, car malgré la déception et le désespoir collectifs, il reste toujours un brin d’espoir au fond de toute conscience. Un blanc envahi par le noir, mais qui, un jour, resurgira à la surface. Ce blanc est visible à la lumière, car le noir est translucide, pour un peuple ayant appris à espérer au fil de sa vie, même dans les situations les plus difficiles. Plus loin, en latence, un blanc qui encadre le noir, en attendant que celui-ci s’éclipse pour lui céder sa place. Après la pluie, le beau temps, dit-on.

Cette toile relève de l’art abstrait, car désormais, dans un mix de noir, de rouge et de blanc, il appartient à chacun de trouver sa définition de la vie, à la lumière de sa perception de son propre pays, puisqu’il n’existe aucune autorité qui façonne une vision commune, qui réunisse tout le monde pour constituer une nation. Comme dans l’art, à plus forte raison dans l’art abstrait, où tout est possible et rien n’est faux.

Cette toile existe. Je l’ai trouvée : Peinture 186 x 143 cm, 23 décembre 1959 de Pierre Soulages. Plus encore, il ne s’agit pas d’une toile ordinaire : vendue aux enchères à plus de dix millions de dollars, cette toile permet à son auteur de devenir le premier artiste vivant de son pays à dépasser cette barre symbolique.

Ce tableau représente mon pays. Mais ce tableau a un prix. Un pays n’en a pas. Un pays n’a pas de prix pour ses honnêtes hommes, pour des dirigeants patriotes qui croient en son potentiel et en son autodétermination. Mon pays n’est pas ce tableau. Ce tableau n’est pas mon pays. Mon pays n’est pas à vendre. Les pays du monde ne sont pas à vendre. Mon pays est un tableau sans prix.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Représenter un pays dans une œuvre d’art nécessite des choix de langage, de matériel, de couleur et de style qui soient expressifs de sa réalité et de ses valeurs. Pour représenter mon pays, j’ai fait le choix d’une toile que voici. Le noir en constitue la couleur dominante. Le noir du black-out mêlé au noir de la cendre de la fumée des générateurs qui polluent les...

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