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Nos Lecteurs ont la Parole

Une rencontre du troisième type

J’ai rencontré Nadim Karam, l’œuvre avant l’artiste au sortir de la guerre de 1975-1990.

Quinze ans de guerre avaient rétréci nos imaginaires au seuil de nos survies. Et puis un jour de 1994, comme pour signifier la fin de notre disette mentale, Nadim Karam installe sa Procession archaïque sur le toit du musée Sursock. Après toutes ces années où nous avions vécu le dos voûté pour protéger nos êtres de la barbarie, nous pouvions enfin redresser nos corps et relever nos têtes. Les personnages de sa procession, mariant l’imaginaire infantile à la science-fiction, s’inscrivent de manière indélébile dans ma mémoire. J’aime le couple allègre aux mains scellées qui gambade aux côtés d’un vieux sage et d’un éléphant conversant avec ce que l’artiste appelle un chat à trois oreilles mais qui m’évoque plutôt un âne…

La Procession archaïque signe la fin de notre anarchie et redonne du sens à nos vies. C’est comme si nos expats revenaient – d’un voyage autant géographique qu’historique – nous dire que nous étions à nouveau fréquentables puisque nous tournions le dos à la folie de la guerre.

Alors que la Procession archaïque occupe le toit, l’intérieur du musée sert d’écrin au narratif, au story telling, mais pas seulement. Au sol de la grande salle du musée Sursock, Nadim Karam avait dessiné, à l’aide de graines alimentaires, les traces de l’atterrissage de la soucoupe à bord de laquelle ont voyagé ses personnages. Jamais pois chiches ou haricots secs n’ont autant servi la poésie. Y avait-il aussi du blé ? J’ai besoin d’y croire pour faire le lien avec les silos éventrés du port.

Les trente années passées, nous n’avons vécu qu’un après-guerre. Nous ne sommes jamais sortis de la guerre, de sa logique meurtrière, de son appel à des pulsions-passions archaïques. Nous avons été naïfs de penser que ceux qui avaient commandité les tueries de centaines de milliers de personnes s’empêcheraient de tuer le pays. C’est ainsi qu’est advenue l’explosion meurtrière du 4 août 2020.

Pourquoi dit-on l’explosion au port alors que c’est la moitié de la ville de Beyrouth qui a explosé ? Pas un immeuble dont les vitres ne se soient transformées en armes de guerre. Et c’est miracle (?) qu’il y ait eu si peu de victimes. Chaque appartement touché aurait pu tuer un de ses habitants.

Beyrouth est encore une fois meurtrie et le bruit des vitres cassées crisse inlassablement sous nos dents.

La vision des silos éventrés est un crève-cœur dans ce Liban où tous les mois un pourcentage non négligeable de la population passe sous le seuil de pauvreté. D’aucuns comparaient les silos aux temples de Baalbeck. Quels sacrifices humains s’y sont déroulés ?

Dans un reportage photo au port, on voit dans la paume d’un président étranger des grains de blé. Ce blé signale-t-il lui aussi, comme en 1994, l’atterrissage d’une procession archaïque d’un autre type ? Comment savoir ?

Il aura fallu attendre quelques mois pour que le Mared min ramad voit le jour. Cette sculpture monumentale est fille du chaos du port autant que de l’esprit de l’artiste. Elle a une parenté certaine avec tous ses personnages : même ADN, même passage par les fonts baptismaux de Vulcain, dieu du feu et de la forge.

Nadim Karam a voulu témoigner par un geste « the gesture » d’un moment de souffrance tragique.

Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que le geste d’un artiste ? Est-ce l’expression des images qui se créent dans son esprit au contact d’une réalité ?

On raconte qu’un jour, durant la Seconde Guerre mondiale, un officier allemand visita Picasso dans son atelier de la rue des Grands Augustins. Celui-ci observe Guernica et demande à l’artiste : « C’est vous qui avez fait cela ? » Et Picasso de répondre : « Non, c’est vous ! »

C’est là où on en vient à l’esthétique du Mared min ramad. Et d’abord, qu’y voyons-nous ? Un homme ? Une femme ? Beyrouth sur fond de silos ? J’aime sa taille : sa hauteur monumentale mais aussi la taille affinée du personnage haut perché sur ses jambes. J’aime, quand on se trouve à ses pieds, qu’il faille hausser la tête pour la contempler comme on ferait dans une cathédrale. J’aime qu’elle défie les lois de cette nouvelle pesanteur que veulent nous imposer les politiques. J’aime qu’au lieu de ratatiner nos cous dans nos épaules, elle nous force à garder la tête haute.

Dans une conversation avec Nadim Karam durant la période où s’élaborait son geste, j’avais retenu qu’il y aurait de l’eau dans la sculpture. Et j’ai alors pensé que ce seraient des larmes.

Mais là encore, l’artiste, par les pouvoirs magiques que lui confère l’art, a transformé les larmes en une source de vie.

Quelle sera la destinée du Mared min ramad ? Nul ne sait si cette œuvre sera éphémère ou pérenne. J’ose espérer que, quelle que soit sa durée de vie, elle contribuera à cicatriser nos blessures mentales.


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J’ai rencontré Nadim Karam, l’œuvre avant l’artiste au sortir de la guerre de 1975-1990. Quinze ans de guerre avaient rétréci nos imaginaires au seuil de nos survies. Et puis un jour de 1994, comme pour signifier la fin de notre disette mentale, Nadim Karam installe sa Procession archaïque sur le toit du musée Sursock. Après toutes ces années où nous avions vécu le dos...

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