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Lifestyle - Photo-roman

(Fuir) l’enfer du Liban

Combien sommes-nous, à commencer par notre président, à employer le mot enfer, pour peu qu’on évoque l’état du pays ?
(Fuir) l’enfer du Liban

Photo Thomas Dziak

Il m’a écrit sur Instagram, vers trois heures du matin. Je ne sais pas pourquoi il m’a choisi, mais il m’a écrit en pleine nuit dans un anglais boiteux, débordant de politesse : « Monsieur, bonsoir. Monsieur, ma twékhezné, désolé de vous déranger, je m’excuse, mais monsieur je vous en prie, aidez-moi à fuir l’enfer du Liban. » Émoticônes de mains en prière. Émoticônes de visage en larmes. Émoticônes de flammes. Le lendemain, j’ai appelé Ali*. Sa voix ressemblait étrangement à ses mots. Une voix en éclats, cassée qu’elle est par une colère qui bouillonne mais ne sort pas ; épuisée à force de nuits sans sommeil, brûlée à la chaleur des jours sans fin ; amortie par une impuissance qui se cherche des mots et ne trouve que des « akh ». À chaque virgule un akh. La voix de Ali était d’autant plus troublante qu’en dépit d’une profonde détresse, elle conservait une dignité intacte. « Je suis prêt à payer pour les frais de voyage, je me démerderai, j’ai encore deux ou trois choses à vendre, au cas où. » Cette voix, j’ai eu l’impression de la connaître par cœur puisque c’est la voix de tous les Libanais aujourd’hui.

La guerre dans mon quartier

D’ailleurs, il ne m’aurait rien raconté de sa vie, de son quotidien qui ressemble à un mauvais jeu d’épreuves, que j’aurais quand même tout deviné. Derrière chaque porte du Liban, il y a un Ali. Celui qui m’a accosté sur Instagram vendait des polices d’assurance qu’il n’arrive plus à (ou n’a plus le droit de) vendre parce que le parti (politique ?) auquel il appartenait et qu’il a abandonné lui met des bâtons dans les roues et empêche ses clients habituels de traiter avec lui. De toute manière, « si je dois aller plus loin pour me trouver de nouveaux clients, je n’ai pas d’essence ». C’est là que Ali a insisté à me parler de l’enfer des stations-service, lui qui habite dans un « quartier chaud » de la capitale. C’est quelque chose qui le traumatise. Il m’a parlé de tout ce qu’on sait déjà : la voiture qu’il faut aligner la veille à la tombée de la nuit, à mille voitures garées plus tôt, puis le retour au petit matin et l’attente qu’il décrit « comme un examen d’humiliation », en ne sachant même pas si une fois devant la pompe, on lui remplira ou pas son réservoir à sec. Il m’a surtout parlé de ce qu’on ne voit qu’à moitié dans ces vidéos qui circulent et qu’on finit par arrêter en plein milieu parce qu’elles sont insoutenables. Il m’a parlé de comment, à tout instant, ce sauve-qui-peut risque de virer au champ de bataille auquel même Hollywood ne croirait pas. « À l’enfer », m’a-t-il redit. Un convoi à vitres fumées qui coupe les files agglutinées depuis des heures, les kalash’ qui jaillissent des fenêtres, les voix graves qui menacent avec leurs armes pointées au ciel ; les mobylettes qui affluent pour filmer la scène ; les hommes qui grimpent sur les capots, les femmes et les enfants qui se replient sur les sièges arrière en suppliant qu’on arrête ; les coups qui se donnent et les balles qui virevoltent dans l’air jusqu’à ce qu’avec un peu de chance, l’armée intervienne et ferme la station. Souvent, personne ne vient et ça se termine très mal. « Chaque jour, c’est la guerre dans mon quartier. » Son voisin a perdu un œil la semaine dernière, une balle perdue, une balle pour rien, alors qu’il faisait la queue dès le matin à 5h. Depuis, Ali n’a plus osé bouger sa voiture.

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Une perfusion de poison

Ali n’a pas su quoi me dire d’autre à propos de ses journées, rien, tant celles-ci sont désormais vides de tout : vides d’argent, de courant électrique, de forces et de sens. Il a préféré me détailler ses nuits, passées en boxers et marcel, enragé et en sueur, à prier qu’une brise traverse son petit appartement enfoncé dans le noir, et que ses deux petites filles ferment l’œil. Voilà des semaines qu’il les fait dormir sur le carrelage de leur balcon, à la lueur d’une bougie, en prenant le soin de bien leur envelopper le ventre, « de peur qu’elles ne tombent malades, il n’y a pas d’hôpitaux ». Voilà des semaines qu’à défaut de courant, leur frigo s’est transformé en une armoire où traîne un paquet de riz ou une boîte de lait en poudre que sa femme dilue, chaque jour un peu plus, en attendant de savoir par quel moyen en débrouiller d’autres. Et lorsque les petites s’endorment d’épuisement, Ali s’affale à côté d’elles. Il les regarde, leurs visages trop faibles, pas prêts pour la violence de ce pays, et souvent, m’a-t-il avoué, il fond en larmes. C’est un homme qui n’a jamais versé une larme. « Dans ma culture, les hommes ne pleurent pas. Mais quand je pense à mes filles, ce qui les attend, si elles finiront dans la rue une fois que j’aurai tout vendu et que je me serai peut-être flingué, c’est comme une perfusion de poison. Et si ça, la vision de mes petites dans le noir, couchées au balcon et nourries de riz, en train de fondre sous la chaleur, si ça ce n’est pas l’enfer, alors je ne sais pas ce que c’est. »

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Comme Ali, combien sommes-nous, à commencer par notre président, à instinctivement employer le mot enfer, pour peu qu’on évoque le Liban ? Les plus privilégiés ne se posent même plus la question du départ, ils cherchent coûte que coûte un moyen de fuir cet enfer. Au mieux, ils parlent de « plan B », de solutions temporaires. Mais on sait que cette fois, ils ne reviendront pas. Les autres, comme Ali, n’ont d’autres choix que celui de survivre à l’enfer. « Car il est désormais impossible de vivre », m’a-t-il dit. Et d’ici, ou de loin, comme Ali, nous pleurons tous, en fait, ce pays que, « grâce » à nos dirigeants, nous allons bientôt ne même plus regretter.

*Le prénom de la personne a été modifié à sa demande.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Il m’a écrit sur Instagram, vers trois heures du matin. Je ne sais pas pourquoi il m’a choisi, mais il m’a écrit en pleine nuit dans un anglais boiteux, débordant de politesse : « Monsieur, bonsoir. Monsieur, ma twékhezné, désolé de vous déranger, je m’excuse, mais monsieur je vous en prie, aidez-moi à fuir l’enfer du Liban. » Émoticônes de mains en prière....

commentaires (3)

peut-être que Aoun voudrait se faire pardonner son départ en 1990, par conséquent il s'accroche encore plus en 2021, quitte à pousser tout le monde au départ...

Carlos El KHOURY

23 h 07, le 23 août 2021

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Commentaires (3)

  • peut-être que Aoun voudrait se faire pardonner son départ en 1990, par conséquent il s'accroche encore plus en 2021, quitte à pousser tout le monde au départ...

    Carlos El KHOURY

    23 h 07, le 23 août 2021

  • N'OUBLIONS SURTOUT PAS QUE LE PRESIDENT AVAIT AUSSI INDIQUE LA SOLUTION POUR FUIR L'ENFER QU'IL AVAIT PREVU : QUITTEZ E LIBAN SI CA NE VS PLAIT D'Y VIVRE. AVEC CA ON LE DIT MAL CONSEILLE.

    Gaby SIOUFI

    17 h 37, le 23 août 2021

  • Il n'y a pas le choix, soient les dirigeants et leurs cliques partent, ou c'est au peuple que nous devons trouver un place dans l'exil...

    Bachir Karim

    15 h 54, le 23 août 2021

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