
Photo Rami Rizk
Elle a insisté pour aller dîner au restaurant. Pourtant, à plusieurs reprises, tu lui avais clairement expliqué que « non, c’est trop dangereux, ne montrons pas trop notre face en ce moment. Les gens sont fous, tu sais. C’est juste un sale quart d’heure et je t’assure que bientôt, ça passera, et tout reviendra à la normale. On pourra faire ce qu’on veut à nouveau. On pourra (re)vivre, aller au restaurant ». Mais elle s’est entêtée. Des copines avaient prévu d’aller essayer ce nouvel établissement en bord de mer, et il lui a semblé impensable de ne pas y être, impossible de passer la soirée seule, devant son poste de télévision. Elle n’a trouvé aucune bonne raison de rater cette occasion. Et puis elle avait tellement besoin de s’aérer, « de respirer », s’est-elle dit, alors elle a fini par y aller. Tu étais en déplacement professionnel, ce qui veut sans doute dire en train de négocier un énième deal douteux. Alors elle a profité de ton absence et elle a embarqué à l’arrière de l’une de vos S-Class aux vitres fumées, en glissant discrètement un billet de 20 $ dans la poche du jeans du chauffeur : « El-estéz, Monsieur, ne doit pas savoir que je suis sortie. » « Hader Madame. »
Aussitôt sortie, aussitôt renvoyée chez elle
Sauf que très vite, comme à chaque fois qu’elle s’aventure en dehors de chez elle, les choses ont dégénéré. Tu l’as appris par un premier coup de fil de Beyrouth, la voix terrifiée de l’un de tes sous-fifres, puis par des flots de messages de la poignée de gens qui sont assez fous pour continuer à te suivre. Les mêmes images de ta femme, la même vidéo, se sont mises à tourner en boucle sur ton écran. Elle en train de parcourir le menu, mine de rien, contente d’être là, de passer une agréable soirée, comme si de rien n’était. Puis, soudain, l’irruption d’un groupe de jeunes filles et garçons en colère, en sueur, exténués, les ailes cassées, tristes et humiliés, qui l’interpellent, lui parlent poliment, regardent ses bijoux, son air de ne pas y toucher, son expression dégoûtée, dégoûtante, puis craquent et élèvent le ton. Et finissent par la sommer de déguerpir parce que « vous n’avez pas honte de sortir et dépenser notre argent alors que l’on meurt de faim. D’autant que votre mari savait pour le nitrate d’ammonium et qu’aujourd’hui il refuse la levée des immunités des personnalités inculpées dans cette affaire » ! Ta femme, sourire victimaire, s’était excusée auprès de ses amies, la tête enfouie au creux de son sac Chanel. Une flopée de gardes du corps étaient venus l’extraire du restaurant, et après un cinglant échange téléphonique avec toi, elle a passé le reste de sa soirée seule devant son poste de télévision, le portable éteint, avec deux somnifères qui ne faisaient pas leur effet. Quel sentiment t’avait procuré cet incident et la vision de ta femme publiquement lynchée, aussitôt sortie, aussitôt renvoyée chez elle ? Rien, sans l’ombre d’un doute.
Ce qui lui était arrivé avait-il remué quelque chose en toi ? Tout cela seulement parce que c’est ta femme, « madamtak » ? Rien du tout, certainement. À chaque fois que l’un de nos dirigeants, ou un membre de sa famille, s’évertue à mettre le nez dehors, dans un restaurant, sur une plage, dans un aéroport, en classe affaires ou dans la rue d’une ville au fin fond du monde, et qu’il se fait aussitôt repérer, confronter, insulter, puis chasser et renvoyer chez lui, je ne peux m’empêcher de poser cette même question : « Mais n’ont-ils pas une once de décence, de honte, de culpabilité, rien ? Aucun brin, aucun résidu, aucune trace d’humanité en eux ? Comment osent-ils continuer à sortir et vivre comme ça, comme si rien ne s’était passé ? De quoi les dirigeants libanais sont-ils faits ? »
Les regards des victimes
Comment fais-tu, toi, pour conduire sans verser une larme ta fille à l’autel reluisant de fleurs, en sachant qu’en partie à cause de toi il y a une femme pompier de 25 ans à peine qui était censée se marier peu après le 4 août mais qui, au lieu de cela, à cause de votre négligence collective, s’est retrouvée dans un cercueil ? Pour aller te pointer à la remise de diplôme de ton fils, dans une fac à la scolarité mirobolante, alors que des milliers de jeunes Libanais sont jetés aux portes de leurs universités, simplement parce que l’argent de leurs parents s’est évaporé, qu’il a fini dans ton compte bancaire, le tien et ceux de la coalition à laquelle tu appartiens ? Et toi, comment fais-tu pour feuilleter la presse et découvrir chaque matin ton nom associé à un scandale de plus, ta photo comme celle d’un terroriste, systématiquement accolée aux termes : corruption, vol, malversations, mafia, armes, guerre ; et continuer malgré cela à organiser des conférences de presse, balader tes mensonges sur les plateaux télé et dans les restaurants ? Et toi, comment fais-tu pour paralyser le pays en entier, au nom d’un portefeuille ministériel, au nom de la protection de ta communauté, alors que celle-ci en entier, ou presque, prie les dieux de concert pour une chose : ta mort ? Et toi, comment fais-tu quand tu allumes un écran, que tu vas sur les réseaux sociaux et que tu ne vois que ton faciès insulté à l’unisson, craché dessus, traité de tous les noms, criblé d’émoticônes qui vomissent, peut-être même menacé par un homme devenu fou et enragé à force de désespoir ? Tu ressens quoi, toi, quand tu es contraint d’arrêter la circulation tout au long de l’autoroute, « parce que les gens sont fous », et d’y parader quand même, reclus derrière tes vitres fumées ? Ça te fait quoi d’ailleurs de traverser Beyrouth la nuit, ses rues où rôde la mort, de passer devant la vision d’enfer des silos déchiquetés, puis te rappeler que tu savais, que tu n’as rien dit, rien fait, et que maintenant la ville n’est plus ? Et toi, tu réussis à fermer l’œil de la nuit, après avoir croisé au centre-ville de Beyrouth le regard des 204 victimes de la double explosion, de votre crime, portraits collés partout sur les murs, leur sang sur tes mains ?
La nuit, oui, sans doute que tu dors profondément. Tu dors comme une autruche, la tête enfoncée dans les plumes de ton oreiller. Tu dors paisiblement. L’effet du Black Label d’avant le coucher et de ce somnifère que tes sbires te procurent par stocks, sans que tu aies même besoin de lever le petit doigt. Tu dors à poings fermés, dans des draps impeccables et la parfaite fraîcheur de ta clim’ silencieuse. Pas une fois le courant ne se coupe. Mais le matin, au réveil, lorsque tu croises ton reflet dans le miroir, quelque chose au fond de toi, de l’instinct, pas même de l’humanité, te rappelle qu’il ne te reste plus que ça : cet appartement barricadé, les quelques sbires qui te restent, peut-être un deal douteux de plus, une conférence de presse, avec un peu de chance, une sortie au restaurant, derrière tes vitres fumées. Mais c’est tout. Il ne te reste plus que ça. Et ça, ça ressemble à une fin.
Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
Elle a insisté pour aller dîner au restaurant. Pourtant, à plusieurs reprises, tu lui avais clairement expliqué que « non, c’est trop dangereux, ne montrons pas trop notre face en ce moment. Les gens sont fous, tu sais. C’est juste un sale quart d’heure et je t’assure que bientôt, ça passera, et tout reviendra à la normale. On pourra faire ce qu’on veut à nouveau. On...
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A qui la faute ? la question est posée ! a ceux-là qui profitent d’une porte ouverte à tous les abus ? ou a ceux qui acceptent en silence, en faisant des courbettes à tout va aux profiteurs. Pour rester dans un esprit convenable et plaire aux modérateurs du journal. Il n’y a qu’à voir comment les chaines télés de tous azimuts déroulent le tapis rouge à ces fantômes, qui sortent de leurs cloitres dorés, Sourire provocateur, narguant les journalistes, enfin ceux qui se prétendent comme tel. Et défie le téléspectateur à travers l’écran. Tout est dit avant même qu’un mot ne soit prononcé, regard entendu entre les deux stars, l’interview est finie avant d’avoir commencé. Les questions sont données les réponses prêtes, la chaine fait de l’audience, le public est ravi des quelques pics préparés, la gêne simulée de l’invité pour plaire à tout le monde est applaudi par l’assistance et HOP-HOP-HOP le tour est joué. Pourquoi se gêneraient-ils puisque tout leur est dû ? ce n’est pas les quelques invectives sans lendemain qui vont les empêcher de dormir et encore moins de vivre. Comme le dit si bien le narrateur du roman sans lendemain. Que faut-il faire ? je n’ai personnellement pas de réponse, je me demande s’il y en a une ? Triste de dire tout ça mais c’est la stricte réalité des choses. Faut peut-être qu’il y est une vague déferlante populaire sans mollir et sans aucune concession.
Le Point du Jour.
22 h 31, le 10 août 2021