Au moment de verser les salaires de leurs employés, certaines entreprises ont eu la mauvaise surprise d’apprendre que leur banque refusait d’effectuer les virements demandés en livres et en dollars libanais (les devises bloquées en banque au taux de 3 900 livres le dollar) à moins que ceux-ci ne soient directement provisionnés en espèces.
Une nouveauté clairement liée aux problèmes des banques à se fournir en liquidités en livres et qui s’ajoute aux nombreux artifices déjà imaginés par le secteur en près de deux ans de crise. La mesure semble concerner un nombre croissant d’établissements, selon plusieurs sources concordantes ayant souhaité garder l’anonymat. L’une d’elles assure que cette tendance « qui a commencé à se manifester discrètement il y a deux à trois mois est désormais en train de se généraliser » et qu’elle pourrait même se durcir encore plus dès le mois prochain si les problèmes de liquidités des banques persistent. « Les banques abordent directement le sujet avec chacune des entreprises qui sont clientes chez elles et qui ont également domicilié les salaires de leurs employés mais il n’y a, a priori, aucune annonce officielle faite par la Banque du Liban (BDL) ou l’Association des banques du Liban (ABL) sur ce sujet », a ajouté la source. Ce qui est certain, c’est que les deux institutions n’ont jusqu’à hier pas publiquement communiqué sur ce dossier.
Témoignages
En l’absence de réponse claire des services clients et de presse de plusieurs banques contactées, L’Orient-Le Jour s’est basé sur les témoignages de plusieurs entreprises pour tenter de comprendre les changements imposés.
Deux d’entre elles aux profils différents et qui avaient domicilié les salaires de leurs employés au sein de leurs banques respectives racontent avoir été notifiées de cette nouvelle contrainte peu ou prou au moment de virer les salaires, la première début juillet juste avant d’avoir finalisé l’opération, et la seconde la semaine dernière au moment de vérifier si l’opération avait bien été effectuée. Dans les deux cas, les banques concernées ont attendu le dernier moment pour informer les sociétés de ce changement de modalités.
Pour la première, la banque a refusé de valider les virements portant sur la portion des salaires en livres libanaises, à moins que la société ne ramène elle-même les montants en espèces, alors que le solde de ses comptes était suffisamment provisionné pour réaliser l’opération via un transfert ou un chèque bancaire. La seconde affirme que sa banque a également refusé de transférer des « dollars bancaires » ou « lollars/dollars libanais », soit les devises contenues sur les comptes dont l’accès a été littéralement bloqué par les restrictions illégales mises en place par les banques depuis l’automne 2019. La banque aurait ainsi demandé à l’établissement de ramener lui-même en espèces l’équivalent en livres des « lollars » qu’il souhaite transférer à ses salariés.
Depuis une circulaire d’avril 2020 (n° 151), dont la durée d’application a été prolongée à deux reprises (elle expire fin septembre si la BDL ne la prolonge pas une troisième fois), ces devises sont décaissables en livres à un taux de 3 900 livres pour un dollar, soit plus de deux fois la parité officielle, mais moins du quart du taux dollar/livre actuel sur le marché parallèle, qui s’échangeait hier autour des 18 600 livres le dollar. Une faculté qui n’est toutefois ouverte qu’aux particuliers. La banque de la seconde société aurait finalement accepté d’effectuer le transfert des salaires domiciliés mais en baissant les plafonds mensuels de retraits en livres des salariés concernés, voire parfois ceux de conversion des « lollars » en livres.
Une troisième société a, elle, rapporté que sa banque avait choisi de doubler la commission qu’elle lui avait déjà imposée à chaque transfert de « lollars », un cas de figure relaté par le témoignage d’un client d’une quatrième banque. Aucune des sources n’a toutefois rapporté de changement concernant les versements en dollars frais (en espèces ou transférés de l’étranger), dont la disponibilité est en principe garantie par une autre circulaire de la BDL d’avril 2020 (n° 150). Selon la source bancaire contactée, certaines banques n’ont imposé ces nouvelles restrictions qu’aux sociétés privées dont la majorité des transactions se font en espèces (supermarchés, stations-service, etc.) et ont pour le moment épargné certaines catégories d’entreprises (hôpitaux, cliniques, établissement éducatifs, entre autres).
« Cash economy »
Bien que choquante pour les entreprises et les salariés, cette vague de restrictions indirectes s’inscrit dans une certaine logique liée à la crise qui a vu la valeur de la monnaie s’effondrer avec la même intensité que la confiance des déposants vis-à-vis du secteur bancaire. L’économie libanaise s’est en effet convertie en une « cash economy » (économie basée sur les espèces), selon le terme employé à plusieurs reprises par le gouverneur de la BDL, Riad Salamé, depuis le 11 novembre 2019. Selon les derniers chiffres de la Banque centrale, l’agrégat monétaire M1 (comprenant les espèces et les dépôts à vue libellés en livres) a atteint 49 993 milliards de livres à fin mai dernier, soit une hausse de 101,3 % par rapport à la même période l’année passée. La monnaie fiduciaire en circulation (billets et pièces en livres) a augmenté avec une progression encore plus grande, de 128,3 % en glissement annuel, pour atteindre 37 483 milliards de livres.
Pour contrecarrer ce phénomène, qu’elle a pourtant elle-même encouragé avec la création monétaire induite par la circulaire n° 151, la BDL a réduit la limite de liquidités en livres que les banques pouvaient puiser dans leurs propres comptes courants chez elle pour servir leurs clients. Pour tout ce qui dépasse, les banques sont contraintes de puiser dans leurs dépôts à terme à la BDL qui sont rémunérés. Le dernier resserrement de ce type a été acté au printemps et a poussé les banques à d’abord diminuer les plafonds de retraits de leurs clients.
S’il est légitime que les banques cherchent à limiter autant que possible leurs pertes dans une conjoncture aussi délétère, le problème est que le fardeau est une fois de plus supporté par le commun des déposants, à l’image de ce qui s’est passé lors des restrictions sur les dépôts en devises, les banques étant soupçonnées d’avoir facilité le transfert à l’étranger de plusieurs milliards de dollars appartenant à des personnalités politiquement exposées et de gros déposants. La baisse des plafonds de retraits en devises est de plus interprétée par certains banquiers comme un levier pour forcer la main aux Libanais qui tentent de thésauriser (mettre de côté) des dollars frais à les échanger contre des livres sur le marché parallèle, peu de commerces acceptant les paiements par carte.
Ironie du calendrier, ces nouvelles restrictions surviennent alors que les banques sont de plus en plus nombreuses à mettre en œuvre la circulaire n° 158, qui a ouvert la possibilité aux déposants lésés par les restrictions sur les dépôts en devises de récupérer une partie des montants bloqués en dollars frais et en livres au taux du marché parallèle. Un dispositif qui éteint, temporairement du moins, la faculté de bénéficier du dispositif de la circulaire n° 151 mais qui oblige les banques à décaisser plus de livres et de dollars qu’avant l’entrée en vigueur du nouveau texte.
commentaires (3)
Il est grand temps d'obliger toutes ces banques de se déclarer EN FAILLITE ! Au moins les dépisants pourront alors dresser le bilan de ce qui leur reste comme fortune et de récuperer une partie de leurs dépôts ! Tout ce sado-masochisme bancaire est à procrire !
Chucri Abboud
01 h 47, le 01 août 2021