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Économie - Électricité

Générateurs privés : lorsque le plan B atteint ses limites

Les propriétaires de générateurs privés sont de plus en plus nombreux à rationner leur production pour économiser leur stock de mazout.

Générateurs privés : lorsque le plan B atteint ses limites

Chercher des vêtements à la lumière d'une bougie à Beyrouth : une image du quotidien des Libanais soumis à un rationnement terrible de l'électricité. AFP / ANWAR AMRO

Face au rationnement de plus en plus drastique du courant par Électricité du Liban (EDL), ils ont pris le relais. Un temps, du moins. Depuis quelques semaines, sur fond d’aggravation de la situation d’EDL – dont deux centrales ont dû être mises à l’arrêt vendredi faute de carburant –, les propriétaires de générateurs privés, rattrapés par la crise de l’approvisionnement en mazout qui sévit à travers le pays, passent eux aussi en mode rationnement. Aujourd'hui, tandis que le phénomène de rationnement tous azimuts du courant est devenu global, le plan « B », à savoir les générateurs, atteint donc ses limites. Il faut remonter à la période de la guerre civile, de 1975 à 1990, pour retrouver une telle situation qui montre les limites de l’attelage EDL/générateurs privés que les dirigeants ont laissés s’installer de façon pérenne dans le paysage.

Quand le temporaire dure

Solution temporaire, devenue au fil du temps l’unique moyen de compenser l’incapacité d’EDL à fournir la totalité de la demande en électricité, les générateurs – qu’ils soient résidentiels (privés ou de quartier) ou commerciaux – n’ont cessé de prendre de l’importance au fil des ans. Au point d’être devenus, depuis des mois maintenant, la principale source d’alimentation en courant des Libanais, y compris à Beyrouth, alors que la capitale a longtemps bénéficié du « privilège » de ne subir que deux à trois heures de coupure de courant par jour. Dans les autres régions du Liban, ce rationnement variait entre cinq et 12 heures.

Les générateurs, filière niche, ne prennent leur essor qu’après le déclenchement de la guerre civile et la destruction des infrastructures électriques publiques. « Au milieu des années 1980, beaucoup de foyers s’étaient équipés de petits générateurs à essence qu’ils installaient sur leur balcon. Quand il n’y avait plus de carburant sur le marché, il n’y avait plus de courant, et cela pouvait durer plusieurs jours, parfois des semaines pendant lesquelles EDL fournissait une heure de courant de temps en temps », se souvient Georges, un habitant de la capitale. « Puis la guerre s’est terminée, les générateurs de quartier ont commencé à se généraliser et à aligner leurs horaires de production sur ceux des coupures d’EDL. Il a pu y avoir quelques périodes un peu compliquées, mais je ne me souviens pas d’un moment où la production d’électricité était à ce point compromise dans son ensemble et sur une telle durée, même si j’imagine que la situation ne devait pas être la même d’une région à l’autre », poursuit-il.

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Malgré la fin des hostilités en 1990 et durant toutes les années qui suivront, EDL reste incapable, faute d’une mise en œuvre des nombreuses réformes prévues et de la politisation du secteur, de satisfaire l’intégralité d’une demande qui ne cesse d’augmenter.

Selon une étude publiée par la Banque mondiale en 2020, près de 40 % du courant fourni en 2019 provenait des générateurs, contre 22 % en 2008 ; un ratio qui était supposé dépasser la barre des 50 % entre 2022 et 2023 dans un scénario pessimiste qui impliquait qu’aucun investissement n'était fait entre-temps. Ce que le scénario n’avait pas anticipé, c’est la crise aiguë qui ravage le Liban depuis le second semestre de 2019. Une crise marquée, entre autres, par une dévaluation brutale de la monnaie nationale qui a perdu plus de 90 % de sa valeur, réduisant considérablement la capacité du Liban à importer, et donc à se fournir en carburant. Résultat, les derniers chiffres obtenus par L’Orient-Le Jour indiquent qu’EDL parvient à faire fonctionner 600 à 700 mégawatts actuellement – en tenant compte des deux navires-centrales de l’opérateur turc Karadeniz qu’EDL loue depuis 2013 et qui ont recommencé à fonctionner après un gros mois d’arrêt. Un régime qui ne permet d’assurer que deux à trois heures de courant à peine par jour, alors que l’établissement dispose d’une capacité totale située entre 1 800 et 2 000 MW, et que la demande totale dépasse les 3 400 MW en été.

Ces difficultés, si elles ne datent pas d’hier, se sont considérablement amplifiées avec la crise et permettent de mesurer l’importance des générateurs privés dans le parc énergétique libanais. Selon les dernières estimations de la Banque mondiale, le pays compterait entre 32 000 et 37 000 générateurs déployant une capacité totale de plus de 1 300 MW. 7 000 de ces générateurs sont détenus par 4 000 propriétaires de générateur de quartier. Bien qu’illégaux, car EDL détient le monopole de commercialisation d’électricité au Liban depuis sa création dans les années 1960, leur présence est tolérée par les autorités qui ont tenté, tant bien que mal, de réglementer leur activité. Une manière, pour les autorités, de déplacer le problème du public au privé tout en faisant payer le prix fort aux citoyens.

Au fil des années, alors que la situation d’EDL n’arrêtait pas de se détériorer – en raison de capacités toujours insuffisantes et de centrales vieillissantes, malgré quelques aménagements –, la filière des générateurs, elle, n’a cessé de se développer. Et d’engranger d’énormes profits. Toujours selon les chiffres rapportés par la Banque mondiale, « le marché de l’importation et de la distribution du mazout, de la vente de générateurs et de leur entretien (était) estimé à 2 milliards de dollars » en 2019. Parallèlement, les propriétaires de générateur de quartier desservaient 1,08 million de clients en 2019, leur permettant de générer 1,1 milliard de dollars de chiffre d’affaires durant cette année, suite à une année 2018 au cours de laquelle ils ont été contraints d’installer des compteurs individuels chez leurs abonnés. Une décision qui avait été justifiée à l’époque par une volonté des autorités concernées de protéger le consommateur et réduire la facture des abonnés.

L’installation de ces compteurs a contraint les propriétaires de générateur à facturer en fonction de la consommation de chaque foyer. Auparavant, la facturation était un forfait dépendant de deux variables officielles calculées mensuellement par le ministère de l’Énergie : les heures de coupure de courant et le tarif mensuel du kilowattheure (kWh). Les factures étaient ensuite calculées indépendamment de la consommation de chaque foyer, ce qui permettait à ces opérateurs d’engranger plus de profits, selon plusieurs sources proches du dossier. « On arrivait alors à réaliser un retour sur investissement de 100 000 dollars en à peine un an et demi », estime l’un d’entre eux sous couvert d’anonymat.

Transfert de responsabilité

Si EDL baisse aujourd’hui sa production à des niveaux extrêmement bas, c’est parce que ses carences structurelles, combinées à la dimension financière de la crise (baisse des réserves de devises, endettement de l’État et dépréciation de la livre), ont drastiquement compliqué sa capacité à financer ses besoins en carburant, qui doivent être payés en dollars. L’établissement public est en effet contraint de compter sur les avances du Trésor, financées par les réserves de devises de la Banque du Liban (BDL), pour acheter son carburant. Or, les réserves de la BDL ont atteint un niveau critique.

EDL ne peut pas se passer de ces avances, car son kWh est vendu aux consommateurs au prix de 135 livres libanaises, un tarif fixé en 1994 sur la base d’un baril de pétrole à 23 dollars. Aujourd’hui, le baril dépasse la barre des 70 dollars.

En juin dernier, le kWh distribué par les propriétaires de générateurs privés était facturé entre 1 326 et 1 458 livres selon les régions, soit dix fois plus cher et sans compter les frais annexes – entre 20 000 et 40 000 livres en fonction du nombre d’ampères de l’abonnement, par exemple.

Mais aujourd’hui, le privé est, lui aussi, touché par les problèmes d’approvisionnement en mazout. Et ce d’autant plus qu’avec l’augmentation du rationnement d’EDL, la demande s’est tournée vers les générateurs. Ainsi, selon plusieurs propriétaires de générateurs privés, leurs dispositifs fonctionnent aujourd’hui deux à trois fois plus qu’il y a deux ans. Par conséquent, leur consommation de mazout augmente de 100 à 200 %, soit une quantité d’environ 5 millions de litres de mazout par jour.

Il y a quelques années encore, quand la crise n’avait pas encore frappé, les propriétaires de générateur auraient trouvé un intérêt dans un rationnement accru d’EDL. Car, il y a quelques années encore, ils pouvaient investir pour augmenter leurs capacités de production. Aujourd’hui, investir est très difficile et la situation est « intenable », assure Abdo Saadé, président du rassemblement des propriétaires de générateurs privés au Liban, qui affirme représenter 90 % des distributeurs de quartier. Car, selon lui, même si « la tarification officielle du ministère de l’Énergie tient compte de nos marges de profit (estimées entre 20 et 25 %, NDLR), le fait de s’approvisionner en carburant sur le marché noir, en payant entre 10 000 et 15 000 livres de plus que le prix officiel pour les 20 litres de mazout (faute de pouvoir s’approvisionner en quantités suffisantes auprès des distributeurs et des installations pétrolières), réduit drastiquement nos bénéfices ». « Nous sommes même prêts à arrêter notre activité, mais qu’EDL fournisse la totalité du courant électrique ! » continue-t-il. Des propos quelque peu inattendus de la part du représentant d’une filière qui a longtemps profité des lacunes de l’établissement public pour prospérer et qui avait jusqu’à présent toujours martelé son refus de voir disparaître un secteur « dont dépendent des milliers de familles ».

Cette « tarification officielle comptabilise au taux officiel (de 1 507,5 livres libanaises pour un dollar) nos frais d’entretien et les pièces de rechange, alors que ces dernières sont intégralement payées en dollars ou en livres libanaises au taux du marché parallèle (plus de 19 000 livres contre le dollar en fin de semaine) », renchérit le propriétaire d’une dizaine de générateurs au Metn. Le ministère de l’Énergie n’a pas répondu aux maintes sollicitations de L’Orient-Le Jour quant aux détails de cette tarification.

Les dindons de la triste farce

Dans un souci de préserver « du mieux possible » leurs marges de profit, tout en refusant que la responsabilité de fournir plus de courant leur soit rejetée de la sorte, Ali Baouji, président du rassemblement des propriétaires de générateurs privés à Saïda, avait averti, début juin, qu’il « n’y aurait plus de recours au marché noir pour l’approvisionnement en mazout. Les générateurs, avait-il précisé, opéreront en fonction des quantités de carburant obtenues au prix officiel fixé de façon hebdomadaire par le ministère de l’Énergie. La conséquence ne s’est pas fait attendre : les propriétaires de générateurs se sont, eux aussi, mis à rationner. Dans la foulée, Ali Baouji avait dit « espérer » que les citoyens « fassent preuve de compréhension ».

Les citoyens, justement, sont une énième fois les otages de cette sinistre farce. Otages du rationnement d’EDL, otages des propriétaires de générateur dont le coût des abonnements mensuels explose. D’autant plus otages qu’il est très difficile de changer d’abonnement à un générateur de quartier, les propriétaires s’entendant souvent entre eux pour se répartir le gâteau.

Face à ce double rationnement, les Libanais vivent depuis des semaines sans électricité du tout pendant plusieurs heures chaque jour. Selon plusieurs témoignages et en fonction des régions, les black-out durent désormais entre 4 et 10 heures par jour.

Pour revenir à 24 heures d’électricité par jour, le rassemblement des propriétaires de générateurs privés appelle à une « augmentation des heures d’approvisionnement d’EDL pour assurer un minimum de 6 à 8 heures de courant par jour au niveau national, quitte à augmenter ses tarifs et à assurer en parallèle les quantités de carburant nécessaires au prix officiel ». L’on voit mal, aujourd’hui, comment cette double requête pourrait être concrétisée.

Trente ans après la fin de la guerre civile, les Libanais sont donc dans le noir. Il y en eut, pourtant, lors des trois dernières décennies, des promesses et des plans pour réformer le secteur de l’électricité, notamment pour une transition vers les énergies renouvelables. Autant d’opportunités que les divers responsables en charge ont, au fil des ans, sabordées.



Face au rationnement de plus en plus drastique du courant par Électricité du Liban (EDL), ils ont pris le relais. Un temps, du moins. Depuis quelques semaines, sur fond d’aggravation de la situation d’EDL – dont deux centrales ont dû être mises à l’arrêt vendredi faute de carburant –, les propriétaires de générateurs privés, rattrapés par la crise de l’approvisionnement en...

commentaires (4)

Le soleil ne manque pas. Où sont les panneaux solaires ?

Sophie Schoucair

23 h 17, le 12 juillet 2021

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Commentaires (4)

  • Le soleil ne manque pas. Où sont les panneaux solaires ?

    Sophie Schoucair

    23 h 17, le 12 juillet 2021

  • Le seul fait de parler ouvertement des generateurs (alors qu'ils sont illegaux) demontre combien le pays est fichu et entre les mains de mafieux. Je suis certain que les 4000 proprietaires sont des prents, amis, proches des Kellon yaani kellon...

    IMB a SPO

    17 h 55, le 12 juillet 2021

  • puisqu'il est "prouve" que l'etat est Irresponsable et "INUTILE", pourquoi ne pas importer leur propre mazout mssrs les proprio des generateurs prives ? surement la mafia importatrice en serait heureuse ne serait ce que pour remplacer un pti peu leur manque a gagner vu la banqueroute du tresor ?

    Gaby SIOUFI

    10 h 29, le 12 juillet 2021

  • Comble de l’ironie, c’est EDL qui est devenue un support aux "générateurs" en leur fournissant les 1-2 heures quotidiennes nécessaires à leur repos / changements d’huile / etc.

    Gros Gnon

    03 h 43, le 12 juillet 2021

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