Critiques littéraires

Maylis de Kerangal : prêter l’oreille pour entendre la voix

Maylis de Kerangal : prêter l’oreille pour entendre la voix

© Patrice Normand, éd. L'Olivier

Canoës de Maylis de Kerangal, Gallimard, 2021, 176 p.

Depuis la publication de Naissance d’un pont (Prix Médicis en 2010), Maylis de Kerangal s’est imposée comme un des auteurs importants de la littérature française. Le nouvel opus qu’elle propose est un recueil de nouvelles bâties autour de l’organe de la voix : « sonder la nature de la voix humaine, sa matérialité, ses pouvoirs, et composer une sorte de monde vocal ». Le pouvoir de la littérature serait-il de faire entendre, au sens propre, des voix ? Beau défi que se lance Maylis de Kerangal mais qu’elle ne relève qu’à moitié. Recueil mezza voce.

L’ensemble de ce recueil de nouvelles – une dizaine en tout dont trois ont déjà été publiées dans des revues ou dans des journaux – s’organise, comme l’explique l’auteure, autour d’un noyau central, celui de la nouvelle « Mustang » qui se déploie tel un petit roman au centre du livre. « J’ai conçu Canoës comme un roman en pièces détachées : une novella centrale, “Mustang”, et autour, tels des satellites, sept récits. Tous sont connectés, tous se parlent entre eux. »

Commençons donc par cette nouvelle, « Mustang ». Une jeune Française se retrouve du jour au lendemain à vivre le quotidien d’une petite ville du Midwest américain. Sans que l’on sache s’ils sont toujours ensemble ou juste fraîchement séparés ou désormais amis, la narratrice vit avec Sam et élève leur fils, surnommé Kid. Il faut au quotidien le vêtir, le nourrir, l’amener à l’école, le distraire. De prime abord, la petite Française ne se sent absolument pas faite pour cette vie. Il y a la barrière de la langue, la désolation du paysage, le décor toujours trop XXL aux US, la platitude des jours qui s’annoncent. Et, last but not least, le fait que la petite Frenchy n’ait même pas le permis. Il faudra se faire à tout cela. « Toi aussi, tu t’adapteras », lui dit un soir Sam.

Tout est là. Dans le changement imperceptible d’une conscience qui doit, pour s’adapter, pour survivre, pour être au monde, savoir écouter les choses. « Je ne reconnais plus la voix de Sam », constate la narratrice au début de la nouvelle. « J’ai perçu une variation si légère cependant, si ténue que je ne me suis guère arrêtée, puisque cette voix devenait sienne. » Le doute s’installe alors. Les gens changent sans que nous les ayons vus changer. Un divorce s’est opéré entre nous et eux. « À présent, quand Sam dans mon dos s’adresse à ceux d’ici, il m’arrive de le retourner pour m’assurer que c’est bien lui qui s’exprime. »

L’ensemble du recueil de Maylis de Kerangal travaille sur l’ambivalence de la voix. Elle est à la fois celle qui sort de la bouche du locuteur et celle qui est perçue par l’auditeur. Entre les deux, un mystère, un hiatus. De Kerangal en fait le thème récurrent de Canoës en posant la voix comme dispositif narratif et comme enjeu littéraire. Un petit changement dans la voix, qu’il soit un éraillement, une coquetterie, une mue, un cri et c’est tout un être qui est changé. La voix de Sam, toute sa personne en fait s’est acclimatée aux mœurs américaines (« Mustang ») ; quelque chose dans la voix d’une vieille amie perdue de vue a changé : elle n’est définitivement plus la même (« Ruisseau et limaille de fer ») ; une jeune fille qui vient d’obtenir son bac gueule à pleins poumons sa rage de vivre avec ses amis au cœur de la nuit, tout un rite de passage archaïque (« After ») ; une actrice n’arrive pas à placer sa voix pour l’enregistrement d’un texte d’Edgar Poe jusqu’au moment où elle découvre, moment de grâce, le bon timbre (« Nevermore »). La nouvelle « Oiseau léger » est la plus simple et la plus émouvante. Elle est la mieux aboutie. Depuis cinq ans que Lise est morte, son père n’a jamais pu se résoudre à effacer la voix de Rose, sa femme, sur la bande du répondeur téléphonique. Ce soir, il faut enfin s’y résoudre…

Le style de Maylis de Kerangal, en étirant l’espace et en cherchant le rendu précis d’une sensation, tend à plonger le plus sincèrement possible – sans ironie jamais contrairement à beaucoup de ses contemporains – au cœur d’un conflit humain. Il entend ainsi mieux le faire vibrer. Le faire ressentir. Parfois à coups de tâtonnements un peu trop affectés, parfois avec une justesse virtuose, ce recueil de nouvelles poursuit une voie nouvelle en littérature : faire de la langue un matériau plastique qui resterait sensible… comme une corde vocale.

Canoës de Maylis de Kerangal, Gallimard, 2021, 176 p.Depuis la publication de Naissance d’un pont (Prix Médicis en 2010), Maylis de Kerangal s’est imposée comme un des auteurs importants de la littérature française. Le nouvel opus qu’elle propose est un recueil de nouvelles bâties autour de l’organe de la voix : « sonder la nature de la voix humaine, sa matérialité, ses...

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