« Retenez ceci, nous sommes délaissés. » C’est ainsi que Melhem Khalaf, le président du barreau de Beyrouth, qui représente la partie civile dans l’affaire de l’explosion du port, déplore l’absence de coopération internationale pour aider la justice libanaise à avancer dans son enquête. D’après le bâtonnier, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, trois pays qui ont envoyé des experts sur place au lendemain du 4 août, ont lâché le Liban. « Les Anglais n’ont rien fourni, le FBI a rendu un rapport qui se base sur les conclusions déjà faites par la police libanaise et neuf mois plus tard les Français n’ont toujours pas remis leur rapport scientifique. C’est inadmissible ! » s’emporte le numéro 1 de l’ordre des avocats interrogé par L’Orient-Le Jour. Ce sentiment d’abandon est-il réellement fondé ? Ou est-il nourri par cette peur viscérale, répandue dans la société, que l’enquête soit confiée aux seules mains de la justice libanaise à la crédibilité entachée ?
Certes, après les faits, le président de la République Michel Aoun a rejeté l’idée d’un recours à une enquête internationale et il a été décidé de déférer le dossier auprès de la Cour de justice, juridiction d’exception qui s’occupe des crimes d’État, tout en sollicitant une aide étrangère de terrain pour élucider les causes de ce drame qui a arraché la vie à plus de 200 personnes et blessé des milliers d’autres. Dépêchée par leur pays à la demande des autorités libanaises, une batterie d’experts français, britanniques et américains a travaillé avec les forces de sécurité intérieure sur la zone du cratère creusé par l’explosion. Mais ces pays n’ont pas tous eu le même degré d’implication. Une source gouvernementale affirme à L’OLJ que le FBI n’a pas souhaité faire doublon avec les Français dont le travail scientifique a été le plus approfondi. Le Bureau fédéral américain a remis ses travaux en octobre 2020 au juge libanais, et ne serait parvenu à aucune réponse concluante selon l’agence Reuters. Les travaux du FBI n’ont pas été rendus publics mais d’après des informations obtenues par L’OLJ, ils seraient très proches de ce que la police judiciaire libanaise avait déjà établi au mois d’août 2020, à savoir que l’explosion serait sans doute d’origine accidentelle et qu’une quantité inférieure à 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium aurait explosé dans le hangar de stockage numéro 12. Le FBI n’a pas répondu aux sollicitations de l’OLJ pour confirmer ces informations et savoir si les Etats-Unis allaient continuer de coopérer avec la justice libanaise.
De son côté, la porte-parole de l’ambassade britannique a précisé à L’OLJ que le Royaume-Uni n’a été sollicité par les autorités libanaises que pour son expertise concernant l’identification des victimes et n’a pas été appelé à coopérer pour d’autres aspects de l’enquête, tout en rappelant que la Grande-Bretagne a été parmi les premiers États à fournir une réponse humanitaire et financière au Liban après le drame. De sources proches de Tarek Bitar, le juge d’instruction en charge de l’affaire depuis fin février, aucun reproche n’est à faire aux pays qui ont offert leur expertise. « Nous ne pouvons critiquer aucune assistance. Elles sont toutes bénéfiques pour l’enquête et tous les États qui nous aident sont attachés à connaître la vérité », dit-on dans l’entourage du magistrat. Celui-ci a récemment adressé une vingtaine de commissions rogatoires à l’étranger et demandé à treize pays de lui fournir des images satellitaires du port qui lui permettraient notamment de savoir si une attaque aérienne pouvait être à l’origine de l’explosion. « Nous avions à disposition des images fournies par deux ou trois pays, mais celles-ci ne correspondaient pas au moment de l’explosion, c’est pourquoi nous avons sollicité plus d’États », affirme une source judiciaire tout en refusant de nommer les pays auxquels elle fait référence. À l’époque où il était aux manettes de l’enquête, le juge Fadi Sawan avait fait appel aux Nations unies pour qu’elles mettent à disposition des images satellitaires de tous ses États membres, mais selon nos informations cette requête avait été déclinée par son secrétaire général, Antonio Guterres. Le président du barreau de Beyrouth affirme quant à lui avoir écrit à trois reprises à l’organisation et n’avoir jamais reçu de réponses. « L’ONU n’a pas de rôle et n’est pas impliquée dans l’enquête officielle libanaise », affirme à L’OLJ Najat Rochdi, la coordinatrice spéciale des Nations unies pour le Liban. « Nous n’enquêtons qu’à la demande d’un État membre ou à travers une résolution d’un organe constitutif de l’organisation. »
La France la plus impliquée ?
Qu’en est-il de la France ? A-t-elle fourni des images ? « Nous avons systématiquement transmis tous les éléments qui nous ont été demandés par la justice libanaise via les canaux de coopération judiciaires appropriés », répond une source diplomatique française à L’OLJ, sous-entendu que des images ont bel et bien été envoyées. Reste à savoir si elles correspondaient au moment de la déflagration, une information que personne du côté français comme libanais n’a voulu apporter. Dans l’entourage du juge Bitar, on ne semble par ailleurs rien voir d’anormal dans le délai pris par la France pour remettre son rapport d’expertise sur lequel les enquêteurs libanais fondent beaucoup d’espoirs. Un rapport préliminaire a déjà été fourni et le document final sera transmis une fois terminé. « Il n’y a aucune rétention d’information », maintient cette même source diplomatique dans une volonté de couper court à toutes les rumeurs véhiculées par une partie de l’opinion libanaise.
« On ne nous cache rien du tout », renchérit une source proche de l’enquête libanaise qui rappelle que le dossier est de taille. « On ne parle pas d’un petit attentat à la voiture piégée, c’est énorme comme affaire. Les Français sont très impliqués et c’est très important pour eux que l’investigation réussisse et aille jusqu’au bout. Ils nous aident à ça. » Le parquet de Paris a ouvert sa propre enquête sur le drame du 4 août qui a aussi causé des victimes françaises. La coopération judiciaire entre les deux pays suit son cours et devrait se développer au fur et à mesure, bien que du côté du juge Bitar on affirme ignorer où en sont les Français dans leur investigation. La communauté internationale continue dans son ensemble à appeler les autorités libanaises à une enquête transparente et crédible et à ce que les responsables soient traduits en justice. De son côté, neuf mois après le drame, le juge Tarek Bitar a convoqué la presse, dont L’Orient-Le Jour, pour affirmer que son investigation est aujourd’hui à un stade avancé et qu’il ne reculerait devant aucune ligne pour incriminer les responsables dans le cadre que lui autorise la loi. Dans un pays marqué par l’impunité des crimes quelle que soit leur ampleur, le juge d’instruction est soumis à une pression médiatique et publique à la hauteur du drame du 4 août. « Aux États-Unis, vous verriez un immeuble entier avec 400 personnes dédiées pour enquêter sur une telle affaire. Mais ici le juge est seul, il faut lui donner le temps de bâtir son enquête », défend une source proche de Tarek Bitar.
commentaires (7)
Mais le président Aoun ne veut pas une enquête international pour sauver la face de son ami Hassouna ???
Eleni Caridopoulou
15 h 51, le 26 mai 2021