Sommes-nous tous morts de honte ?

« On n’éprouve la honte que si l’on souhaite préserver son amour-propre sous le regard de ceux auxquels on donne le pouvoir de nous rabaisser. »

B. Cyrulnik

À l’époque du lycée, j’avais adoré un cours de philo sur la capacité de l’homme à s’adapter. Je me souviens qu’il expliquait que ce qui fait un individu intelligent, entre autres, c’est sa grande faculté à s’acclimater à son environnement, à s’accommoder aux contraintes naturelles (ou pas) que la vie lui impose, à s’adapter aux aléas du quotidien pour continuer son chemin. Si cette faculté d’acclimatation mérite les louanges des plus grands cerveaux de l’humanité, elle me froisse cependant les méninges lorsque je l’appose à nous, résidents de ce beau Liban.

Il me semble que les Libanais attendent continuellement LA catastrophe qui résoudra tous leurs problèmes en déclenchant LE déclic qui les fera (ré)agir vers LE changement qu’ils espèrent mais qu’ils n’osent pas réaliser eux-mêmes – faute à tout ce qui peut leur servir d’excuse. C’est à croire qu’on peut leur en faire supporter toujours plus et qu’ils se satisfont de toujours moins. Ou alors que c’est un peuple surhumain qui s’acclimate au pire, à des environnements de plus en plus hostiles, à des conditions de moins en moins humaines. Un peu comme des blattes qui, si elles ne pouvaient plus vivre dans les canalisations puantes, sombres, mal oxygénées et enterrées, se feraient écraser en remontant à la surface. Si seulement cette attente du déclic se faisait dans la pleine conscience qu’il est intolérable de tolérer l’intolérable en 2021, que s’accommoder aux situations les plus humiliantes, dégradantes, dangereuses voire mortelles, n’est plus d’actualité. Cette résignation n’a plus sa place, cette résilience vantée pendant des années est aujourd’hui insultante. C’est démodé, ancien, miteux, old-fashionned, c’est déshonorant.

Accepter l’inacceptable, c’est carrément honteux. Permettre de vivre dans le scandale et se résoudre à se taire, c’est honteux. Exister dans l’indignité la plus totale et se faire piétiner par des crapules véreuses sans scrupules, c’est honteux. Ne pas réagir au vrai sens du terme, au sens sanguinaire, au sens de la légitime défense, au sens de « oui-assistance » à peuple en danger, c’est honteux. Tolérer le manque d’électricité, l’insalubrité des quartiers, le contrôle illégalement imposé des capitaux, la pénurie de médicaments, l’explosion du 4 août ou, bien plus récemment, la pénurie de lait maternel, c’est honteux. Faire la queue 40 minutes et remercier le pompiste d’avoir eu la chance de mettre l’équivalent de 30 000 LL d’essence dans sa voiture, c’est honteux. Accepter d’avoir honte, chasser l’estime de soi par le simple fait de se laisser vivre dans les mêmes conditions que les serfs ou les vilains de l’époque du Moyen Âge, que les cancrelats des canalisations, c’est honteux !

Et la honte, chers amis, ressemble à une petite mort. L’effet de sidération qu’elle suscite engendre un sentiment de solitude et d’anéantissement. Il n’est donc pas étonnant que nous cherchions par tous les moyens à y échapper. Soit en suivant un comportement de déni et de passivité totale, soit en se plaignant et rejetant constamment la faute sur l’autre. Ne dit-on pas que la honte fait vivre « de grands moments de solitude » ou que l’on est « mort de honte » ?

Si vous n’avez pas honte, c’est que vous êtes déjà morts.

Dans ce cas, renaissez et allons ensemble récupérer, en premier lieu, notre honneur.

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