Le plus littéralement stupéfiant, dans cette malheureuse affaire de contrebande de drogue qui nous vaut une cinglante bastonnade des Saoudiens, ce n’est finalement pas… la drogue elle-même. Car loin d’abrutir, le captagon procure, aux dires de ses accros, un sentiment de puissance et d’invincibilité, ce qui en fait la friandise préférée des combattants de Syrie. Le plus stupéfiant, ce n’est pas non plus l’imagination débordante des trafiquants qui avaient évidé de rutilantes grenades levantines pour les farcir de ces blanches pilules d’amphétamine. Non, ce qui laisse carrément K.-O., groggy, sonné, c’est l’incroyable maladresse, la niaiserie, l’ineptie du plaidoyer que le Liban officiel, solennellement réuni lundi en conseil politique, économique et sécuritaire, a cru bon d’opposer aux représailles décrétées par le royaume wahhabite. À nier d’accablantes évidences, à vouloir jouer au plus malin sous couvert de lyriques protestations d’amitié avec les peuples arabes, c’est toute l’étendue de sa nullité qu’aura montré le pouvoir.
l Promettre de mieux faire à l’avenir, n’est-ce pas reconnaître platement que l’on n’en faisait pas assez ? N’est-ce pas surtout tenter de noyer le poisson sous un flot de bonnes résolutions? Cela fait des années qu’il est demandé en vain, à notre pays, de mieux surveiller le trafic à ses frontières ; or de quel reste de crédibilité peut-il encore se prévaloir, à l’heure où sa ruine institutionnelle atteint des niveaux inégalés ?
l Avant que d’être le fait de l’étranger, cette exigence de coopération n’a cessé d’être brandie, sans plus d’effet, par le peuple libanais. L’ancienne Suisse du Proche-Orient transformée en cloaque du crime, c’est tout d’abord une insulte, une source de périls pour les Libanais eux-mêmes, avant que de représenter une nuisance pour le monde. Coopérer avec l’extérieur, c’est surtout se rendre service soi-même, c’est redonner quelque dignité et respectabilité à un pays que ses propres dirigeants ont rendu infréquentable.
l Avant que de songer à coopérer avec l’étranger, on ferait bien d’assurer un minimum de coordination entre les divers organismes de sécurité libanais. La guerre des services est certes un phénomène bien connu, même des grandes démocraties; dans les dictatures, cette rivalité est savamment entretenue à seule fin de prémunir le régime en place contre tout coup d’État militaire. C’est seulement au Liban que l’obédience de ces diverses officines peut, à l’occasion, se teinter de motivations sectaires. C’est au seul Liban d’ailleurs qu’une telle désarticulation sécuritaire, venant couronner tout un magma de desseins criminels, de corruption et de crasse négligence, pouvait occasionner une aussi épouvantable catastrophe que la double explosion du 4 août dernier dans le port de la capitale.
l La cruelle leçon du port, il est clair que le pouvoir ne s’est même pas donné la peine de la tirer : après la fatale odyssée du nitrate d’ammonium, en témoigne celle du captagon saisi en Arabie. Artistiquement bidouillés en Syrie (plus écolo, tu meurs !) ; entreposés dans la Békaa, juste le temps de fabriquer un expéditeur fictif ainsi que de faux manifestes et certificats d’origine ; et finalement embarqués à Beyrouth à destination de Djeddah, les fruits bourrés de drogue ont brillamment passé tous les tests de la vigilance libanaise. À leur habitude, les responsables se lamentent sur le sort de ces fantomatiques scanners qui devaient équiper l’enceinte portuaire et qui attendent encore d’être commandés. Ces merveilles de technologie ne sont pourtant pas faites pour les chiens ; mais tout peut arriver hélas dans un pays comme le nôtre, où même les excellents renifleurs auxiliaires de la race canine sont au chômage perpétuel…
l Pour en rester un moment aux pérégrinations du captagon, elles peuvent paraître cette fois inutilement extravagantes, du moment que cette drogue est produite à grande échelle au Liban, aussi bien qu’en Syrie. C’est ce qu’assurent, entre autres États, la France et l’Italie, qui ont toutes deux saisi d’importantes cargaisons de drogue et qui mettent en cause des laboratoires clandestins contrôlés par le Hezbollah. C’est un fait que qui peut le plus peut le moins : fabriquer des bonbons speedants est un jeu d’enfant, quand on est en mesure de mettre à niveau, sur place, des missiles de haute précision. C’est dire qu’en dépit des arrestations annoncées hier, les véritables maîtres du jeu ne sont pas près d’être inquiétés.
l À l’impasse officielle faite sur la production locale de captagon s’en ajoute une autre. À aucun moment n’a été publiquement exprimée, en effet, l’impérieuse nécessité de sécuriser la frontière avec la Syrie : la Syrie d’où venait la drogue incriminée par les Saoudiens ; la Syrie où continuent d’affluer, en toute impunité, les denrées essentielles bénéficiant du soutien de l’État libanais. En revanche, et aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est l’Arabie qui en prend pour son grade : l’Arabie, où travaillent et prospèrent des centaines de milliers d’expatriés libanais et qu’a irritée une diplomatie inconsidérément confiée, des années durant, à un Gebran Bassil; l’Arabie, qui interdit d’entrée les fruits et légumes du Liban, au plus grand désespoir des agriculteurs locaux ; l’Arabie enfin que le Premier ministre sortant, Hassane Diab, trouve moyen d’inviter… à faire preuve, elle-même, d’un surcroît de surveillance face aux contrebandiers !
À croire que ce sacré dopant de captagon n’a pas été perdu pour tout le monde…