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Idées - Point de vue

Le secteur politiquement connecté de la cimenterie est-il réformable ?

Le secteur politiquement connecté de la cimenterie est-il réformable ?

Une carrière creuse les montagnes près du village de Aïn Dara, en juillet 2019. Joseph Eid/AFP

Début mars, la Cimenterie nationale a annoncé de manière spectaculaire qu’elle allait temporairement cesser ses livraisons de ciment. Dans un communiqué de presse accusateur, la société a imputé cette décision à la fermeture de ses carrières par le gouvernement sortant, tout en se plaignant que des réglementations plus strictes avaient paralysé les secteurs industriel et productif libanais en difficulté.

Il s’agit du dernier épisode d’un long bras de fer opposant le gouvernement sortant et les trois cimentiers libanais : la Cimenterie nationale (qui contrôle 44 % du marché), Holcim Liban (38 %) et Ciment de Sibline (18 %). Après que le gouvernement de Hassane Diab eut semblé vouloir commencer à sévir contre la myriade de carrières illégales du pays à partir de la fin 2019, le ministère de l’Industrie a en effet joué ce qui était supposé être sa carte maîtresse en février dernier : la menace d’une levée des restrictions sur les importations de ciment. À l’annonce de cette mesure, nombre d’observateurs se sont demandés si la position oligopolistique des cimentiers libanais n’allait pas être sérieusement ébranlée.

Moins d’un mois plus tard, les choses reprenaient déjà leur cours normal pour les cimentiers. Le gouvernement devrait ainsi rouvrir cette semaine les carrières de Chekka, où la Cimenterie nationale et Holcim se procurent la plupart de leurs matières premières, selon le directeur général du ministère de l’Industrie, Dani Gedeon. Quant à la levée des droits de douane sur les importations de ciment, il s’agissait aussi d’un coup d’épée dans l’eau : à ce jour, pas un seul sac de ciment n’est arrivé au Liban depuis l’étranger. Et ce, principalement en raison de critères délibérément irréalistes : par exemple, le ciment importé doit être moins cher que le prix local officiel de 240 000 livres par tonne (soit 20 dollars au taux du marché noir hier), soit un peu plus de la moitié du prix de vente international – faisant du Liban un marché bien peu attractif pour les vendeurs internationaux.

Barrières oligopolistiques

En maintenant le statu quo dans un contexte de crise économique, les trois entreprises ont une fois de plus démontré leur capacité à exercer leur emprise sur le secteur du ciment. Pendant des décennies, elles ont ainsi pu agir à la manière d’un cartel de fait, maintenant leur position dominante sur le marché grâce à diverses barrières artificielles à l’entrée voire, parfois, certaines pratiques illégales.

Nombre de ces barrières sont d’ordre juridique et administratif. La faiblesse du cadre juridique libanais visant à garantir une concurrence loyale ne permet pas, par exemple, de sanctionner le secteur lorsque celui-ci maintient les prix du ciment à un niveau qui est artificiellement gonflé par les opérateurs, au détriment des consommateurs. Avant la crise économique, une tonne de ciment blanc coûtait ainsi aux alentours de 100 dollars au Liban, alors que le même produit se vendait environ deux fois moins cher en Syrie.

D’autres barrières sont artificielles, comme le système opaque d’obtention des autorisations gouvernementales : à ce jour, seules la Cimenterie nationale, Holcim et Ciment de Sibline ont réussi à obtenir et à conserver un permis général du ministère de l’Industrie pour exploiter une usine de production de ciment.

Les réglementations sur l’exploitation des carrières souffrent par ailleurs d’une même opacité et d’une mauvaise application. Le décret 8803 de 2002 et les amendements ultérieurs interdisent explicitement l’exploitation de carrières dans toutes les régions, à l’exception de quelques municipalités éloignées, largement concentrées dans la vallée de la Békaa. En dépit de cette réglementation, Holcim-Liban, la Cimenterie nationale et Ciment de Sibline extraient la plupart des matières premières nécessaires à la production de ciment en dehors de ces zones, respectivement à Kfarhazir, Badbhoun et Sibline, ce qui réduit considérablement le coût du transport des matériaux. Enfin, des droits de douane prohibitifs (jusqu’à 75 %) sur le ciment importé tiennent les concurrents étrangers à bonne distance.

Conflits d’intérêts

Or l’ensemble de ces obstacles artificiels à une véritable concurrence sont particulièrement difficiles à supprimer compte tenu de la proximité des trois entreprises avec le pouvoir politique et de l’environnement propice aux conflits d’intérêts qui résulte de cette proximité. Il y a conflit d’intérêts lorsqu’un individu ou une entreprise peut exploiter d’une manière ou d’une autre sa propre situation professionnelle ou officielle pour en tirer un bénéfice personnel ou d’entreprise. S’agissant du secteur cimentier libanais, l’ampleur de ces intérêts politiques a toujours fait l’objet de spéculations. Du moins jusqu’à la publication, le mois dernier, d’un rapport sur le sujet par le laboratoire d’idées libanais Triangle, dans lequel nous avons utilisé de nouvelles données pour mesurer les intérêts politiques dans les secteurs du ciment et des carrières.

Le rapport distingue cinq catégories de « personnes politiquement exposées » (PPE) parmi les actionnaires et administrateurs et leurs différents degrés d’exposition. Il s’agit des politiciens actuels (membres du Parlement, ministres et responsables de haut niveau des partis); des anciens responsables politiques ; des membres de leur famille élargie ; des personnes détenant un droit de propriété ou un contrôle de gestion dans une entreprise contrôlée par une PPE ; et d’autres personnes dont la famille s’est vu confier une fonction publique importante.

À cet égard, Ciment de Sibline, dont l’actionnariat est dominé par la famille Hariri, constitue incontestablement l’exemple le plus flagrant en termes d’exposition politique du secteur cimentier. La société compte au moins sept actionnaires politiquement exposés, dont le Premier ministre désigné et leader du courant du Futur, Saad Hariri, et la seconde veuve de Rafic Hariri, Nazek Hariri. À elles seules, ces deux personnalités détiennent respectivement 42 % et 16 % de la société. Des hommes politiques figurent également à son conseil d’administration, notamment l’ancien ministre de l’Économie Nicolas Nahas et le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt. Dans une bien moindre mesure que Ciment de Sibline, la Cimenterie nationale et Holcim-Liban comptent également certaines personnalités notables au sein de leurs actionnariats et conseils d’administration respectifs. Parmi eux, l’ancien ministre (et ancien président du conseil d’administration et principal actionnaire de L’Orient-Le Jour, NDLR) feu Michel Eddé (moins de 1 % de la société) et sept membres de sa famille élargie – des cousins ou neveux par alliance – sont actionnaires de la Cimenterie nationale, qui est principalement une entreprise familiale. La situation est encore différente à Holcim-Liban, dans la mesure où la grande majorité de la société (67 %) est détenue par une société étrangère. On trouve néanmoins certaines PPE parmi ses actionnaires minoritaires libanais, comme la fille de l’ancien ministre des Finances et fondateur de la Banque Libano-Française Farid Raphaël (moins de 1 % des parts) ou le patriarcat catholique maronite d’Antioche (5 %) qui a des liens historiques étroits avec les élites politiques locales et étrangères.

Le nombre de PPE qui possèdent et gèrent des exploitants et des propriétaires de carrières de petite et moyenne tailles est sans doute moins connu. Bien que ces carrières ne fassent pas directement partie du trio oligopolistique du ciment, une grande partie de leurs matériaux finit dans des fours appartenant à Holcim-Liban, Ciment de Sibline et la Cimenterie nationale. Sur la base d’un échantillon de 55 carrières, l’enquête a révélé qu’au moins un propriétaire sur quatre de petites carrières et de sociétés de concassage depuis la guerre civile (1975-1990) relève de cette catégorie. En réalité, compte tenu du fait que les données recensées dans le rapport de Triangle ne se basent que sur des informations accessibles au public, le nombre réel de PPE parmi les centaines de petites carrières libanaises pourrait probablement s’avérer supérieur. Parmi les propriétaires de carrières et de concasseurs politiquement liés, on peut notamment trouver Walid Joumblatt, propriétaire de la carrière de Sibline ; certains anciens ministres ou députés décédés tels que Élie Hobeika, Michel Murr et Rachid Saleh el-Khazen ; ainsi que quatre membres de la famille élargie de politiciens actuels ou anciens : Majed Terro, Pierre et Moussa Fattouche et Nayef Hojeiri.

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Réglementations bafouées

Il est à cet égard révélateur que presque toutes les carrières détenues par des PPE soient situées en dehors des zones d’exploitation légalement délimitées. Le ministère de l’Environnement interdit explicitement l’implantation de carrières au sommet de hautes collines visibles depuis le bord de mer et sur les routes internationales, dans les zones d’importance touristique et archéologique, dans les espaces verts et dans les zones de grande biodiversité. Or une simple promenade en voiture dans les montagnes libanaises montre que ces réglementations environnementales sont bafouées en toute impunité.

De nombreuses sources au sein du secteur interrogées dans le cadre de l’élaboration du rapport s’accordent à dire que, pour réussir, les exploitants de ces carrières doivent avoir une influence politique. C’est la condition qui leur permet de bénéficier d’arrangements informels avec les propriétaires fonciers, les municipalités et les politiciens locaux. Ces arrangements constituent une porte dérobée dans le secteur, donnant aux exploitants politiquement connectés une couverture légale pour extraire des matières premières sans demander un permis officiel d’exploitation de carrière ou en utilisant un permis obsolète ou invalide.

Désormais, alors que le secteur de la construction vacille sous le poids d’une crise économique sans précédent, le secteur oligopolistique du ciment se présente sous un nouveau visage, plus conciliant : l’an dernier, les trois sociétés ont convenu de maintenir leurs prix en dessous d’un plafond de 240 000 LL pour une tonne de ciment, en échange du maintien des droits d’importation. Cependant, selon de multiples sources interrogées dans ce secteur, les sociétés ont continué à vendre du ciment au-dessus de ce prix.

Tant qu’ils auront des intérêts financiers dans ce secteur, les PPE continueront probablement à bloquer toute réforme en profondeur le concernant. Pour parvenir à y imposer un changement durable, il faudrait adopter de nombreuses réformes législatives, comme un durcissement et un élargissement de la législation sur l’enrichissement illicite (déjà amendée l’an dernier), ainsi qu’un vaste arsenal législatif sur les conflits d’intérêts qui séparerait les intérêts de l’État de ceux du secteur privé.

Sur un autre plan, il revient aux autorités libanaises et aux citoyens de commencer à se poser certaines questions existentielles sur l’avenir des secteurs du ciment et des carrières ainsi que sur leur impact environnemental et économique. Par exemple, le ciment, et de nombreux autres matériaux de construction, pourraient et devraient être importés à moindre coût de l’étranger. Cela permettrait par ailleurs de réduire la facture environnementale pour le pays, allongeant davantage la durée de vie des montagnes et des forêts libanaises. Le secteur du tourisme étant appelé à jouer un rôle non négligeable dans toute reprise économique éventuelle, la préservation des sites naturels et de la biodiversité constituera sans nul doute un atout essentiel pour le Liban.

Par Jacob BOSWALL

Journaliste et chercheur en économie.

Début mars, la Cimenterie nationale a annoncé de manière spectaculaire qu’elle allait temporairement cesser ses livraisons de ciment. Dans un communiqué de presse accusateur, la société a imputé cette décision à la fermeture de ses carrières par le gouvernement sortant, tout en se plaignant que des réglementations plus strictes avaient paralysé les secteurs industriel et productif...

commentaires (2)

Les lois au Liban servent de couperets pour le commun des mortels et d’accessoires pour les politiciens et les corrompus de ce pays. On se demande comment la justice ne s’est jamais occupée de toutes ses fraudes et comment un pays fonctionne avec des politiciens qui utilisent leur titre et leur fonction pour s’approprier des secteurs juteux sans être inquiétés dans un pays qui se veut démocratique et évolué. Les libanais doivent enfin réaliser à quel point ces corrompus sont attachés à leurs privilèges en se cramponnant au pouvoir pour mieux les déplumer. Ils sont encore à jurer de la vertu de chacun de leurs représentants alors qu’on ne comte plus les scandales qui les éclaboussent et dont ces mêmes libanais paient le prix. Ils persistent et signent sur le fait que ça n’est pas lui mais l’autre mais que s’il s’avère être vrai que le l’eurasien volé, c’est parce celui de l’autre camp le fait aussi. Comment voulez-vous construire un pays avec un peuple qui raisonne de la sorte? On arrive à espérer qu’une météorite tombe sur ce coin de la terre pour éradiquer tous les corrompus mais aussi leurs suiveurs pour qu’enfin on retrouve un nouveau monde sans tous ces pourris bourreaux applaudis et encouragés par leurs victimes.

Sissi zayyat

13 h 06, le 07 avril 2021

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Commentaires (2)

  • Les lois au Liban servent de couperets pour le commun des mortels et d’accessoires pour les politiciens et les corrompus de ce pays. On se demande comment la justice ne s’est jamais occupée de toutes ses fraudes et comment un pays fonctionne avec des politiciens qui utilisent leur titre et leur fonction pour s’approprier des secteurs juteux sans être inquiétés dans un pays qui se veut démocratique et évolué. Les libanais doivent enfin réaliser à quel point ces corrompus sont attachés à leurs privilèges en se cramponnant au pouvoir pour mieux les déplumer. Ils sont encore à jurer de la vertu de chacun de leurs représentants alors qu’on ne comte plus les scandales qui les éclaboussent et dont ces mêmes libanais paient le prix. Ils persistent et signent sur le fait que ça n’est pas lui mais l’autre mais que s’il s’avère être vrai que le l’eurasien volé, c’est parce celui de l’autre camp le fait aussi. Comment voulez-vous construire un pays avec un peuple qui raisonne de la sorte? On arrive à espérer qu’une météorite tombe sur ce coin de la terre pour éradiquer tous les corrompus mais aussi leurs suiveurs pour qu’enfin on retrouve un nouveau monde sans tous ces pourris bourreaux applaudis et encouragés par leurs victimes.

    Sissi zayyat

    13 h 06, le 07 avril 2021

  • Je salue l'initiative de publier un article tel que celui-ci qui soulève de nombreuses problématiques. Concernant les conflits d'intérêt, aucune issue dans un pays de la taille du Liban où tous les hommes politiques (corrompus ou non) sont mêlés dans des projets économiques et dans le fonctionnement de très nombreuses sociétés. Entre les pot-de-vin et les commissions illicites, il faudrait changer la loi et les mentalités mais l'éducation est de moins en moins un point fort au Liban. Concernant les concentrations, il y a deux problématiques : l'ouverture à la concurrence à l'international et la question des prix. La concurrence à l'international permettrait une baisse des prix et d'éviter a priori de nombreux abus (notamment en matière environnementale et de normes sécuritaires) mais il s'agit d'un marché où la logistique peut être rapidement un obstacle. Pour ce qui est des prix, il faut un cadre fiscal et une plus grande transparence à l'égard des consommateurs. Les politiques et promoteurs immobiliers indépendants ont détruit la montagne libanaise et continuent d'investir à perte dans de très nombreux projets qui ne permettent pas un équilibre entre urbanité et nature. La responsabilité administrative des agents publics est avant tout morale puisque les lois ne servent pas à grand chose dans un pays où seule la force des armes et de l'argent suffit pour orienter le navire dans les abîmes

    Georges Olivier

    10 h 07, le 07 avril 2021

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