
Photo d’illustration : la route maritime, à l’automne 2020. Photo M.A.
Cette situation n’est d’ailleurs pas propre au Liban et concerne la plupart des pays caractérisés par une certaine faiblesse de l’appareil administratif étatique, dans la mesure où cette dernière peut fournir aux élites locales de nombreuses incitations à s’ingérer dans les institutions en charge de la gestion des infrastructures publiques – les marchés publics pesant souvent une part non négligeable de la richesse nationale (13,6 % du PIB en moyenne dans les pays à revenu moyen supérieur). Même dans les démocraties dotées d’institutions solides, des recherches antérieures montrent que l’ingérence politique dans les marchés publics constitue un défi important. C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de pays peu dotés en ressources naturelles, les grands projets d’infrastructure constituant alors une source alternative et fiable de rentes financières.
Rente alternative
Au Liban, le cas du Conseil pour le développement et la reconstruction (CDR) constitue un exemple particulièrement éloquent de la manière dont les processus de passation de marchés sont sujets à des interférences politiques régulières. Doté de prérogatives spéciales – et exempté de facto de tutelle administrative ou de contrôle – pour gérer la reconstruction après la guerre civile du pays (1975-1990), cet organisme a été conçu comme un « modèle de performance » pour mettre en œuvre des projets d’infrastructure financés par des fonds étrangers, et ce dans un environnement institutionnel dont la culture de l’efficacité laisse pour le moins à désirer. Le CDR a ainsi supervisé la mise en œuvre de pratiquement tous les grands projets en la matière – allant de l’irrigation à la gestion des déchets en passant par les ponts autoroutiers – pour un montant totalisant 3,98 milliards de dollars sur la décennie 2008-2018 (dont 1,76 milliard provenant de bailleurs étrangers). Résultat : non seulement le CDR s’est révélé être une source attractive de rentes pour la puissante classe politico-financière locale, mais il a fini par devenir une parfaite illustration des modalités du partage « du gâteau » à la libanaise.
Dans une étude publiée le mois dernier par l’International Growth Centre de la London School of Economics, nous avons passé à la loupe les 383 contrats de marchés publics attribués par le CDR entre 2008 et 2018 avec deux objectifs principaux : d’une part, mesurer le nombre de marchés remportés par des entreprises politiquement connectées (EPC) ; d’autre part, déterminer si ces EPC étaient davantage susceptibles de recevoir des contrats plus importants. Sachant que les connexions politiques peuvent prendre plusieurs formes, nous avons par ailleurs examiné la « qualité » de ces dernières. Et ce en distinguant les entreprises liées au petit cercle d’élites politiques ayant des liens directs avec le conseil d’administration du CDR (nous les appellerons « EPC 1 ») de celles liées à des membres appartenant plus largement à la classe politique libanaise – dont les ministres et parlementaires – mais sans lien direct établi avec le conseil d’administration du CDR (« EPC 2 »). Cette distinction qualitative devant permettre de dresser une carte plus précise des réalités politiques au Liban, mais également de déduire les grandes lignes des modalités du partage du gâteau.Les résultats sont sans appel : alors que les EPC 1 représentaient moins du quart (23 %) des 135 entreprises ayant postulé pour ces contrats – contre respectivement 15 % et 63 % du total pour les EPC 2 et les entreprises n’ayant pas de connexions politiques établies –, elles ont remporté plus de 40 % du nombre de contrats disponibles.
« Règles du jeu » implicites
En outre, ces entreprises ayant des liens avec des élites qui ont pu s’assurer une place « à la table » du conseil d’administration du CDR ont capté une part encore plus significative (63,5 %) de la valeur totale des contrats. Notre étude montre par ailleurs que ce résultat ne découle d’aucun avantage comparatif spécifique que ces EPC 1 auraient par rapport à la concurrence et que les contrats qu’elles ont obtenus sont nettement plus importants que ceux de la moyenne des autres entreprises. Cette importance augmente par ailleurs sensiblement pendant les années électorales, ce qui tendrait à suggérer un troc de type clientéliste entre ces élites politiques et les entreprises connectées. Tout cela permet de déduire que les ingérences et connexions politiques pèsent bien davantage que les compétences et qualifications des candidats en matière d’attribution des marchés publics par le CDR.
Une autre découverte significative est que les contrats remportés par les EPC 2 ne se distinguent en revanche pas particulièrement, en termes d’importance, de ceux remportés par les entreprises non connectées. Cela permet de déduire que même les membres de la puissante classe politique libanaise se plient globalement aux « règles du jeu » implicites du partage du gâteau : en l’espèce, l’accès à la rente que représentent ces marchés requiert au préalable d’avoir pu pénétrer directement, via la présence de partisans, les institutions pourvoyeuses de contrats. Ce sont ces partisans qui assureront les échanges d’informations nécessaires afin de s’assurer que la « bonne » entreprise gagne.
L’exemple, particulièrement symbolique, du CDR suggère donc de repenser les modalités de l’aide internationale aux institutions en charge des infrastructures publiques : le renforcement des capacités de ces dernières ou même les interventions techniques – comme l’amélioration des réglementations – peuvent s’avérer à la fois une condition nécessaire au changement et souhaitables sur le plan normatif. Il est néanmoins peu probable que ces actions puissent à elles seules donner des résultats significatifs et être à même de justifier la poursuite de l’aide internationale en l’absence d’importantes réformes en matière de transparence et de reddition des comptes.
Mounir MAHMALAT, Chercheur principal au Lebanese Center for Policy Studies (LCPS).
Sami ATALLAH, Ancien directeur exécutif du LCPS.
Wassim MAKTABI, Chercheur au LCPS.
Les explosions du 4 août 2020 qui ont laissé de grandes parties de Beyrouth en ruine ont notamment rappelé la nécessité d’investir massivement dans des infrastructures publiques délabrées de longue date pour aider le Liban à affronter les multiples crises auxquelles il fait actuellement face. Cela suppose en premier lieu que les marchés publics soient efficaces et fiables. Or le Liban...
commentaires (9)
La situation actuelle est celle du vautour rassasié par des années d'abondance de proies, et voyant la situation un peu agitée pour le moment et les proies maigrichonnes, il fait le dos rond et attend le moment pour bondir sur sa proie dès qu'elle devient plus juteuse. Des vautours, voilà ce nous attend dès que les aides affluent.
Citoyen
18 h 40, le 21 mars 2021