Critiques littéraires

À l’écoute du mystère

Avec le retentissement pour guide, Jean-Claude Mathieu quête avec une extraordinaire vivacité le « son irréductiblement baudelairien » et l’alchimie d’une poésie « à l’écoute » du mystère de la vie.

À l’écoute du mystère

D.R.

Les Fleurs du Mal, la résonance de la vie de Jean-Claude Mathieu, éditions Corti, 2020, 624 p.

Au gré des Fleurs du Mal, Jean-Claude Mathieu propose un essai redoutablement dense, par son analyse, son architecture et sa profusion. Pour Mathieu, normalien et professeur émérite de littérature française moderne, le retentissement est ce qui demeure de l’œuvre baudelairienne « remémorée à une distance telle que les figures s’estompent ».

Suivant la direction divulguée par G. Poulet : « Les plus grands vers baudelairiens (…) expriment le retentissement », et repérée chez Valéry, Labarthe, ou encore Bonnefoy, Jean-Claude Mathieu explore de chapitre en chapitre : résonance, écho, accord, éclat, harmonie, sourdine, rythme, dissonance ; tout en en recherchant l’empreinte dans le mouvement, le visuel, la profondeur, le rêve, la théâtralité et les sens. Sans oublier la réverbération spécifique à la tension entre innocence du sentir dans la poésie de Baudelaire, et génie du dire accordé à la « plastique de la langue » si chère au poète du spleen.

Mathieu situe la présence « latente » de la résonance « à la source » d’analyses divergentes qui célèbrent par leur pluralité, l’irréductibilité d’une œuvre incroyablement riche, quoique peu volumineuse, et étendant « sa résonance à toute la sphère poétique » selon P. Valéry. Attentif à tout ce que Les Fleurs du Mal ont inspiré d’études et aux liens que ce recueil peut entretenir avec certaines œuvres des contemporains de Baudelaire, Mathieu tente de le rencontrer « le plus nuement possible » et ponctue son propos de mille références dont il tient compte « sans les répéter » et « sans se laisser étourdir ».

Spécialiste de Baudelaire, Gustave Roud, Henri Michaux, René Char ou encore Philippe Jaccottet, Jean-Claude Mathieu se lance avec Les Fleurs du Mal, la résonance de la vie, en une deuxième entreprise, après la publication en 1972 d’un premier livre remarqué, épuisé aujourd’hui, sur Les Fleurs du Mal. Suivant le fil rouge du retentissement pour reconstituer une généalogie du poème, le raisonnement et l’écriture de Mathieu avancent « par touffes » – en référence à Gide.

« Les chapitres successifs ont pour visée la formation de cette écriture, en dissociant ses composants et en remontant pour chacun d’eux, à son point d’émergence, avant d’avancer dans l’œuvre en déroulant ces formes ou ces motifs. Un chapitre ne repart pas du point d’arrivée du précédent mais en parallèle, remonte le plus haut possible (…) pour dérouler un nouveau fil. Prendre en main chaque fil, préserver l’unité du texte, préserver ‘les fragments du réseau’ restés attachés au fil. » Et c’est justement cette reconstitution et ce qui l’anime de correspondances qui illuminent cet ouvrage, au-delà de l’analyse brillante développée.

La poésie de Baudelaire, écrit Mathieu, « éclaircit la profondeur de la vie », celle individuelle et celle de l’époque moderne, en faisant « passer dans les mots qui se ‘répondent’ », rumeurs, cris, sanglots. Cette poésie, par son « bruissement dilate et rend palpable l’espace poétique ». Mathieu précise que le retentissement, dans Les Fleurs du Mal, est « signe d’une poésie à l’écoute (de) l’intime altérité » que les bruits recèlent.

Un trait fondamental de sa lecture est celui d’identifier cette présence « à l’écoute », et ce retentissement, au passage du temps et à l’altérité qui lui est inhérente, de par ses afflux et retours dans le présent et l’avenir : « Plus d’un poème est construit sur ce pivotement d’un “passé restauré” en présent, d’où le regard peut plonger vers un avenir, de vie ou de mort ». C’est à une « (désarticulation) du mouvement du retour » et à une expansion des vers des derniers grands poèmes, que Mathieu rattache le passage à la prose poétique dans l’écriture de Charles Baudelaire.

Si l’auteur saisit le fil du sentir lors de sa reconstitution généalogique du poème baudelairien, le retentissement reste essentiellement associé au sonore, ainsi qu’au visuel, et au mouvement. L’odorat, le toucher et le goût, dans leurs connexions à l’archaïque et à « la profondeur de la vie », sont certes abordés dans de sublimes passages, mais ne sont pas les sens que Mathieu élit et privilégie dans sa quête des résonances. La synesthésie, si spécifique au « sentir juste, toucher juste, dire juste » dans Les Fleurs du Mal, est pourtant source et espace-temps de correspondances, de retentissement, de vibration, d’émotion.

« Comme de longs échos qui de loin se confondent/ Dans une ténébreuse et profonde unité,/ Vaste comme la nuit et comme la clarté,/ Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »

Transcendées par la vivacité et la passion avec lesquelles Mathieu élabore son propos, la complexité de l’analyse et la faconde se déployant au fil des 600 pages de cet ouvrage offrent un vagabondage fluide dans Les Fleurs du Mal. La démarche de Jean-Claude Mathieu, son érudition, ainsi que sa capacité hors-normes à faire lien, étoffent l’expérience que fait le lecteur du retentissement chez Baudelaire, dans un essai orchestral où coexistent foule de détails et alchimie.

Les Fleurs du Mal, la résonance de la vie de Jean-Claude Mathieu, éditions Corti, 2020, 624 p.Au gré des Fleurs du Mal, Jean-Claude Mathieu propose un essai redoutablement dense, par son analyse, son architecture et sa profusion. Pour Mathieu, normalien et professeur émérite de littérature française moderne, le retentissement est ce qui demeure de l’œuvre baudelairienne « remémorée...

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