Des contacts tous azimuts étaient menés mardi par la présidence libanaise dans une tentative de débloquer la crise gouvernementale, au lendemain d'un entretien houleux entre le chef de l'Etat, Michel Aoun, et le Premier ministre désigné, Saad Hariri, qui a ramené le processus à la case départ. M. Aoun, qui a reçu plusieurs diplomates dont notamment l'ambassadeur saoudien au Liban Walid Boukhari, envisage notamment d'adresser une lettre à la Chambre au sujet du blocage.
Selon des informations rapportées par notre correspondante Hoda Chedid, qui cite des sources au palais présidentiel, le chef de l'Etat "n'exclut aucun des moyens constitutionnels à sa disposition" pour favoriser la mise sur pied du cabinet. Il a dans ce cadre prévu de tenir une série de réunions et de passer de nombreux appels pour "clarifier" sa position à ce sujet. Selon les mêmes sources, M. Aoun a également prévu d'envoyer au Parlement une lettre expliquant les derniers développements afin de demander au Législatif de prendre ses responsabilités face à la crise gouvernementale. L'envoi d'une telle missive est envisagé depuis le début du mois de mars mais cette éventualité avait été mise de côté étant donné le "manque d'enthousiasme" du président de la Chambre, Nabih Berry, face à cette éventualité.
Boukhari à Baabda
Sur le plan diplomatique, le président libanais a reçu l'ambassadeur saoudien au Liban, Walid Boukhari. Il s'agit de la première réunion officielle entre les deux hommes depuis mai 2019. "Je suis venu au palais de Baabda sur invitation du président Aoun afin de discuter des derniers développements au Liban, a déclaré l'ambassadeur à l'issue de l'entretien. J'ai assuré au président que l'Arabie a toujours affiché son soutien et sa solidarité avec le peuple libanais frère qui résiste à toutes les crises". Et le diplomate de poursuivre : "La vision du royaume part des principes de base de la diplomatie saoudienne : le respect de la souveraineté des États et la non ingérence dans leurs affaires intérieures. La souveraineté du Liban est un exploit historique qui a été réalisé par le peuple libanais et nous la respectons comme nous respectons l’indépendance du pays et son unité". "J'ai insisté sur l'importance d’accélérer la formation d'un gouvernement capable de répondre aux aspirations du peuple libanais pour la sécurité et la stabilité et une vie digne, a poursuivi M. Boukhari. Nous appelons tous les protagonistes libanais à faire primer l’intérêt national et à entreprendre les reformes à même de rétablir la confiance de la communauté internationale dans le pays. Comme j'ai souligné la nécessité d'appliquer les résolutions arabes et internationales 1559 (2004), 1680 (2006) et 1701 (2006), liées au respect de la souveraineté du Liban, ainsi que l'accord de Taëf, garant de l’unité nationale et de la paix civile dans ce pays".
Cet entretien intervient près d'une semaine après la réunion, qui avait fait couler beaucoup d'encre et dont la tenue n'a jamais été confirmée officiellement, entre le diplomate saoudien et le conseiller de M. Aoun, Salim Jreissati. Selon notre chroniqueur politique Mounir Rabih, Salim Jreissati aurait présenté au diplomate saoudien une proposition qui consiste à ce qu’un autre Premier ministre soit désigné pour former le cabinet, Saad Hariri étant dans l’incapacité de le faire, ajoutant que M. Aoun serait ouvert à tout candidat qui bénéficierait de l’appui de Riyad.
Les sources de Baabda ont démenti mardi ces informations "qui ont circulé dans les médias avant même que le président ne demande un rendez-vous avec l'ambassadeur saoudien", précisant que ce rendez-vous a été fixé hier. Toujours de mêmes sources, M. Aoun ne s'est jamais employé à s’éloigner de l'Arabie saoudite, "le premier pays qu'il a visité après son élection à la tête de l'Etat".
Le timing de cette ouverture aouniste en direction des Saoudiens pose toutefois beaucoup de questions. Car les rapports entre Michel Aoun et Riyad sont presque rompus depuis des années. Le royaume n’a jamais vu d’un bon œil l’accession du leader maronite allié du Hezbollah à la présidence de la République en 2016, fruit d’un compromis dont le leader sunnite Saad Hariri était l’acteur principal. Depuis, les relations entre le royaume et son ancien fils prodigue ne sont pas au beau fixe. Aujourd’hui, le Premier ministre désigné ne parvient toujours pas à obtenir l’appui de l’Arabie saoudite qui le pousse à rompre définitivement avec le Hezbollah envers lequel il lui est reproché d’être trop conciliant.
Depuis son retour il y a quelques semaines au Liban après avoir quitté le pays du Cèdre pendant une assez longue période, M. Boukhari a effectué une tournée auprès des dignitaires religieux et responsables politiques du pays du Cèdre. Il a entre autres été reçu par le mufti de la République, le cheikh Abdel Latif Deriane, à Dar el-Fatwa, puis par le patriarche maronite, Mgr Béchara Raï, à Bkerké, ainsi que par le mufti jaafarite Ahmad Kabalan, les assurant à chaque fois du soutien du royaume pour le Liban en crise. Il s'est également entretenu avec l'ambassadrice américaine, Dorothy Shea, avec le chef des Forces libanaises Samir Geagea.
"Etape cruciale"
Le chef de l'Etat a également invité l'ambassadrice de France Anne Grillo, qui a quitté Baabda sans faire de déclaration. Selon des sources au palais présidentiel citées par Hoda Chedid, M. Aoun a tenu l'ambassadrice au courant des obstacles qui ont retardé la formation du cabinet. Il s'est dit attaché à l'initiative française en faveur du Liban, la qualifiant de "projet de sauvetage du pays et non d'un moyen d’accéder au pouvoir". Il a également fait part de son intention de poursuivre ses efforts en vue de résoudre cette crise selon "les intérêts du Liban et conformément à la Constitution et au pacte national".
M. Aoun s'est également entretenu avec la coordinatrice adjointe des Nations unies pour le Liban, Najat Rochdi. Cette dernière a informé le président des débats ayant eu lieu jeudi dernier lors d'une réunion du Conseil de sécurité de l'ONU sur l'application de la résolution onusienne 1701. Lors de cette séance, Mme Rochdi avait appelé les autorités libanaises à "immédiatement faciliter" la formation d'un gouvernement" et à "agir urgemment pour arrêter la crise qui s'approfondit et assurer une bonne gouvernance". Mardi, Mme Rochdi a de nouveau appelé les dirigeants à "se concentrer urgemment sur la formation d'un gouvernement efficace", estimant qu'il s'agit d'une "étape cruciale pour pouvoir résoudre les crises multiples et graves et mettre en œuvre les réformes attendues". "Cette étape ne peut plus être repoussée", a-t-elle insisté, invitant les protagonistes à "mettre de côté leurs divergences, prendre leurs responsabilités, mettre un terme à la paralysie, écouter les appels désespérés des Libanais et offrir des solutions au peuple". Elle a par ailleurs assuré M. Aoun du soutien continu de l'ONU au peuple libanais ainsi qu'à la stabilité, l'indépendance politique et la souveraineté du pays.
Le chef de l'Etat a également reçu la secrétaire générale de l'Organisation internationale de la Francophonie, Louise Mushikiwabo, qui l'a assuré de la "solidarité et du soutien" de son organisation au Liban et aux Libanais face aux "conditions difficiles" actuelles. Elle a également appelé la classe politique libanaise à "trouver rapidement des solutions à la crise". M. Aoun a de son côté remercié la responsable pour l'appel à "aider le Liban" qu'elle avait déjà lancé en août 2020, à la suite de la double explosion au port de Beyrouth et souligné le rôle que pourraient jouer les pays membres de l'OIF pour soutenir le pays du Cèdre.
Lundi, une réunion orageuse entre Michel Aoun et Saad Hariri avait douché les espoirs d'une avancée sur le dossier gouvernemental, compromettant un peu plus les chances d'un déblocage. Les deux responsables s'opposent entre autres sur le nombre de ministres du futur cabinet, l'attribution de certains portefeuilles ainsi que le tiers de blocage (réclamé par le camp du président) au sein du cabinet, et s'accusent mutuellement d'obstruction depuis des mois. A l'issue de son entretien orageux avec le chef de l'Etat lundi, qui n'a duré qu'une vingtaine de minutes, Saad Hariri a rendu publique la mouture de son gouvernement de 18 ministres technocrates, affirmant que cette formule est "entre les mains" du président de la République depuis leur entretien du 9 décembre 2020. Dans une allocution télévisée enflammée depuis le palais présidentiel, M. Hariri a violemment pris à parti M. Aoun, lui reprochant d'entraver la formation du gouvernement en insistant sur une minorité de blocage au sein de la prochaine équipe ministérielle et en cherchant à imposer une répartition partisane. Le qualifiant d'"unique et dernière chance pour le pays", M. Hariri a réitéré son attachement à un gouvernement de technocrates, conformément à l'initiative de Paris, "chargé de lancer des réformes et de stopper l'effondrement, sans entraves ni considérations partisanes étroites".
Mardi, le Premier ministre désigné a reçu l'ambassadeur du Koweït au Liban Abdel Aal Kannaï avec qui il a discuté des derniers développements et des relations bilatérales.
commentaires (14)
"le chef de l'Etat "n'exclut aucun des moyens constitutionnels à sa disposition" pour favoriser la mise sur pied du cabinet". S'il s'agit de former UN cabinet, la Constitution lui offre un moyen très simple: signer au bas d'une feuille. Il semble, qu'en réalité, il faudrait parler d'un cabinet qui lui convienne en lui donnant les pleins pouvoirs. Mais là, les "moyens constitutionnels" sont certainement plus limités!
Yves Prevost
07 h 02, le 24 mars 2021