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Économie - Reportage

Les commerces de détail secoués par les spasmes du taux de change

Certains marchands ont décidé de facturer en dollars et de n’accepter que des devises.

Les commerces de détail secoués par les spasmes du taux de change

La société Houssami à Tripoli n’a plus rouvert ses portes depuis le début du confinement en janvier. Photo DR

Un gigantesque jeu d’argent à l’échelle du pays. C’est en ces termes que Wael Senno, PDG des magasins JouéClub, décrit le quotidien des commerces de détail – au sens large – dans un Liban en crise depuis plus d’un an et demi. Et c’est sans doute l’analogie qui correspond le mieux à ce qu’est devenu le marché local, victime depuis le début du mois des nouveaux caprices de la monnaie nationale dont le taux a énormément fluctué sur le marché parallèle dans une fourchette toujours plus éloignée de la parité officielle de 1 507,5 livres pour un dollar.

Le taux dollar/livre, pourtant stable en dessous de 10 000 livres pour un dollar depuis le début de l’année, a en effet passé en moins de dix jours toutes les barres de 11 000 à 15 000 livres, avant de se replier aux environ de 12 000 livres. Une situation aussi dramatique qu’illisible dans une économie qui dépend majoritairement des importations et qui a bouleversé toute une économie déjà mise à terre par la crise, les mesures de confinement liées au Covid-19 ou encore les restrictions bancaires illégales en vigueur depuis l’automne 2019.

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Visiblement usé par cette accumulation, un vendeur de textile souhaitant rester anonyme maudit pour sa part un jeu « dont les règles changent tous les jours et auquel tout le monde finit par perdre sa mise ». Sauf peut-être la classe politique, en grande partie responsable de ce désastre et qui ne semble toujours pas très pressée de redresser le pays.

Fermeture temporaire

Pris de court par cette donne changeante, nombre de commerces de détail et restaurants dans toutes les régions du pays se sont résolus à fermer temporairement leurs portes pour éviter de perdre plus d’argent que prévu. C’est par exemple le cas d’Aline Kamakian, propriétaire de trois enseignes de restauration à Beyrouth et dans le Metn, Mayrig, Batchig et Lahmajun, et qui a indiqué avoir dû suspendre ses activités deux journées entières le samedi 13 mars et le mardi suivant, soit au courant de la période où la livre à le plus fluctué ces dernières semaines. « Nous avons dû arrêter de vendre car plus nous vendons, plus nous perdons », a-t-elle rapporté. Même son de cloche pour Zacaria Itani, PDG de Shoppers, un supermarché de la capitale, qui a avoué ne plus savoir quels prix inscrire d’un jour sur l’autre.

Sans aller jusqu’à fermer ses portes, une célèbre enseigne libanaise de restauration rapide centrée sur les plats à base de volaille, a, elle, momentanément cessé d’accepter de commandes en ligne sur certaines plateformes où elle était enregistrée. « Modifier un tarif sur ce type de site est un processus qui dure trois heures environ », confirme Aline Kamakian pour expliquer la décision de cette enseigne. De manière plus générale, le casse-tête est d’ailleurs encore plus complexe pour les entreprises qui livrent leurs produits – et dont le nombre a décuplé au gré des confinements – compte tenu de l’impact de la dépréciation sur les prix du carburant fixés chaque semaine par le ministère de l’Énergie et de l’Eau.

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Les commerces qui prennent le parti de rester ouverts en essayant d’appliquer des tarifs cohérents avec les évolutions du taux de change se heurtent, eux, à d’autres obstacles. Pour Zacaria Itani, propriétaire d’un supermarché de la capitale, « la colère des clients face aux nouveaux prix » est un facteur qui complique considérablement cette tâche. Un constat corroboré par plusieurs vidéos d’altercations entre clients ou opposant ces derniers à des membres du personnel de commerces alimentaires et qui ont largement été partagées sur les réseaux sociaux.

Il faut dire que la hausse des prix des denrées alimentaires a été particulièrement lourde (+ 402,25 % en décembre 2020 en rythme annuel, contre 145,84 % pour l’ensemble de l’indice des prix officiel), malgré le fait que certaines importations soient encore subventionnées par la Banque du Liban. Une cliente souligne pour sa part le « choc psychologique » qu’elle subit à chaque fois qu’elle compare le prix en livres actuel à celui calculé sur la base de la parité officielle, en vigueur depuis 1997 et qui n’est désormais plus appliquée que pour certaines transactions.

Activité à part entière

Au-delà des réactions de clients, adapter ses prix est devenu dans le contexte actuel une activité à part entière. Le PDG de JouéClub, qui affirme changer ses prix tous les matins à 8 heures en se basant sur le taux de la veille, ose un autre parallèle, cette fois avec la spéculation boursière : soit le taux baisse et ses ventes de la journée seront bénéficiaires, soit il hausse et elles seront à perte. Il justifie ce choix, qui a le mérite de limiter l’impact des fluctuations, par la difficulté de changer en temps réel les prix de ses neuf points de vente répartis dans plusieurs régions du pays. Il rappelle en outre que la marge de son entreprise a diminué de moitié depuis le début de la crise.

Mais les commerçants qui optent pour cette stratégie doivent souvent intégrer une autre variable : le fait de devoir se baser sur les prix intermédiaires fixés par leurs fournisseurs. Un vendeur de meubles implanté dans plusieurs régions au Liban indique par exemple que son fournisseur se base sur un taux de change majoré de mille livres par rapport à celui du jour pour fixer ses prix, et ce afin de se prémunir contre les effets des fluctuations et pouvoir garantir le renouvellement de ses stocks. Les détaillants dénoncent en outre le fait que certains de leurs fournisseurs ne baissent pas leurs prix en livres quand cette dernière reprend des couleurs. Une décision qui les confronte aux réactions légitimes de colère de leurs clients, pour le coup indûment dirigées contre eux. « Il faudrait distribuer des médailles aux entrepreneurs qui restent ouverts et ne quittent pas le pays, malgré tout ce que nous subissons », soupire Aline Kamakian.

Commerçants ou restaurateurs se retrouvent donc face au terrible dilemme qui consiste à choisir entre fermer indéfiniment les portes de leurs sociétés, ou tenir pour sauvegarder leurs actifs et leur personnel, comme ont choisi de le faire Aline Kamakian ou Wael Senno. Une des seules stratégies qui s’offrent à eux pour éviter de travailler à perte consiste alors à facturer en dollars. Une pratique qui avait par exemple prévalu durant l’épisode d’hyperinflation dans les années 1980, en pleine guerre civile, mais qui reste en principe illégale, du moins pour les détaillants (pour des questions notamment liée aux règles de calcul de la TVA qui doit être obligatoirement facturée en livres au consommateur final).

Opération à perte

Mais là aussi, entre respecter la légalité et survivre, le choix des entrepreneurs est loin d’être évident. Un vendeur de pièces de rechange pour automobile de la Békaa, contacté par notre correspondante dans cette région Sarah Abdallah, considère par exemple que vendre en livres est désormais une opération à perte. « La livre chute, mes fournisseurs n’acceptent que des dollars et les agents de change de la Békaa refusent d’en vendre », se plaint-il, confiant s’être retrouvé avec des liquidités en livres qui ne lui permettent plus de renouveler son stock, dans un contexte de baisse massive de son activité.

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Face à cet amoncellement de difficultés, certains commerces préfèrent se mettre eux-mêmes sur la touche, à l’instar de Ghassan Houssami, secrétaire général de l’Association des commerçants de Tripoli (ACT). Gérant de Houssami, lustres et cadeaux, un magasin d’ameublement dans cette partie du Liban-Nord, l’entrepreneur maintient fermées les portes de son établissement depuis le 1er mars. « Les coûts fixes, comme les salaires, l’électricité, le générateur et les télécoms, sont élevés et ne sont pas compensés par des ventes en chute libre », regrette-t-il, qualifiant sa décision de « sage » au vu de l’instabilité sur les marchés de change. Pour lui, la situation est rendue encore plus compliquée qu’elle ne pouvait l’être dans de précédents épisodes d’instabilité du taux de change de l’histoire du pays par les restrictions bancaires qui ont limité les canaux d’approvisionnement en devises étrangères. L’entrepreneur prédit enfin un avenir funeste pour les commerçants du pays qui étaient déjà nombreux à avoir fait faillite début 2020, alors que le taux oscillait encore entre 2 000 et 3 000 livres pour un dollar. D’autres s’efforcent de rester optimistes, à l’image du designer Éric Mathieu Ritter, créateur de la marque Emergency Room et qui tente autant que possible d’utiliser des matériaux recyclés pour ses créations afin de mitiger l’impact de la dépréciation. Une stratégie qui lui a permis jusqu’à présent de calculer ses prix en livres en fonction d’un taux moitié moins élevé que celui du marché parallèle que les autorités n’ont toujours pas réussi à maîtriser, malgré de multiples annonces en ce sens ces derniers mois.



Un gigantesque jeu d’argent à l’échelle du pays. C’est en ces termes que Wael Senno, PDG des magasins JouéClub, décrit le quotidien des commerces de détail – au sens large – dans un Liban en crise depuis plus d’un an et demi. Et c’est sans doute l’analogie qui correspond le mieux à ce qu’est devenu le marché local, victime depuis le début du mois des nouveaux caprices de...

commentaires (2)

Moi je suggère d’imprimer les livres libanaises sur du papier toilette dorénavant. D’abord ce serait moins cher à la production, et puis ça pourra toujours servir en cas de forte diarrhée. D’une pierre deux coups quoi...

Gros Gnon

16 h 36, le 22 mars 2021

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Commentaires (2)

  • Moi je suggère d’imprimer les livres libanaises sur du papier toilette dorénavant. D’abord ce serait moins cher à la production, et puis ça pourra toujours servir en cas de forte diarrhée. D’une pierre deux coups quoi...

    Gros Gnon

    16 h 36, le 22 mars 2021

  • AUJOURD,HUI SI UN ACHETEUR SE PRESENTE DANS UN MAGASIN AVEC UN PAPIER D,HYGIENE DANS UNE MAIN ET DES LIVRES LIBANAISES DANS L,AUTRE LE COMMERCANT CHOISIRAIT D,ETRE PAYE AVEC LE PAPIER D,HYGIENE. - C,EST LA REPUBLIQUE ET L,ETAT FORT DE AOUN !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 19, le 22 mars 2021

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