14 mars 2005-17 octobre 2019. Mis à part le drapeau libanais, beaucoup d’éléments semblent a priori opposer les deux plus larges mouvements populaires qu’ait connus le Liban dans son histoire récente, qu’il s’agisse de leur nature respective ou du contexte politique dans lequel chacun d’eux a émergé.
Au caractère hautement partisan du premier a répondu le « dégagisme » du second. À la primauté accordée aux enjeux régionaux et à la souveraineté libanaise de l’un s’est substituée la priorisation des questions socio-économiques de l’autre. Le 14 Mars est né de la dénonciation de la tutelle syrienne sur le pays, et, plus généralement, d’une volonté d’extirper le Liban de l’axe syro-iranien dont l’emblème local est le Hezbollah. De ce fait, il érige la question des armes du parti de Dieu au rang de problématique numéro 1. Le 17 Octobre est de son côté le fruit d’une colère sociale face à ce qui n’était alors que le début de l’effondrement économique à venir, près de 14 ans après le retrait officiel des troupes syriennes du pays. En ligne de mire, toute la classe politique traditionnelle, qu’elle soit affiliée au mouvement du 14 Mars ou à ses adversaires du 8, rejetée dans son ensemble comme sectaire, corrompue et incompétente. « L’idée derrière les manifestations du 14 mars était que le Liban faisait face à un ennemi extérieur et que tant qu’il serait là, rien ne pourrait fonctionner. Le problème n’était finalement pas la nature du régime libanais mais des facteurs et forces externes qui venaient entraver l’action au Liban, commente le journaliste Jad Ghosn. Avec le 17 Octobre, c’est complètement différent. Après des années d’autogouvernance, il est apparu évident que le problème était intrinsèque au pays et qu’un changement de culture politique sur la longue durée était nécessaire. Le 17 Octobre, c’est cet éveil à l’idée que la politique n’est pas juste une histoire d’enjeux régionaux dont le Liban serait le simple reflet. »
Si, pour la première fois, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, est directement pris à parti dans les manifestations, beaucoup de contestataires souhaitent dans un premier temps renvoyer l’enjeu des armes à une résolution ultérieure, soucieux de ne pas briser un moment d’unité populaire nationale rare, transconfessionnel, et dans lequel, contrairement à ce qui s’était passé en 2005, de nombreux pans issus de la communauté chiite avaient massivement participé. Cette position a longtemps paru être aussi le lot d’une partie de la base sociale du 14 Mars qui a, dans sa majorité, rejoint le mouvement du 17 Octobre. Toujours attachée à un idéal souverainiste, elle veut toutefois appliquer les leçons retenues des échecs passés. « À ses débuts, le 17 Octobre ne voulait pas chercher querelle au Hezbollah pour ne pas répéter les mêmes fautes et ne pas revenir à la même situation de paralysie dans laquelle s’est retrouvée le 14 Mars, entré en confrontation avec le parti chiite sans avoir les moyens de venir à bout de celle-ci, finissant alors par subir la réalité du rapport de force dans le pays », estime Wissam Saadé, professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
Résurgence du binôme ennemi
Le 17 Octobre a voulu jouer la carte des bases des partis traditionnels contre leurs élites en mettant l’accent sur ce qui pourrait les rassembler et en gardant le silence sur les éventuels facteurs de division, au premier rang desquels la politique étrangère libanaise. Bien malgré lui, le mouvement a toutefois très vite été rattrapé par celle-ci et le rêve d’une émancipation du paradigme politique dominant jusque-là – centré autour de l’opposition 14/8 Mars – s’est heurté avec fracas aux réminiscences de ces derniers. Dès le mois d’octobre, Hassan Nasrallah remet en question le caractère « spontané » du soulèvement, appelle ses partisans à quitter les rues et évoque des ingérences étrangères tout en opposant une fin de non-recevoir aux revendications liées à la chute du mandat du président Michel Aoun. Dans le même temps, une partie des forces politiques traditionnelles du 14 Mars ont tenté de capitaliser sur le mouvement du 17 Octobre en s’y investissant de manière plus ou moins tacite. « Si l’intifada jetait un anathème sur l’ensemble de la classe politique, on pouvait remarquer, notamment dans les régions chrétiennes, dès lors que l’on s’éloignait de Beyrouth, qu’elle était bien soutenue par les Forces libanaises et les Kataëb », note Wissam Saadé.
Deux événements tragiques vont par la suite accélérer la repolarisation du pays : la double explosion du port de Beyrouth le 4 août dernier – avec l’implication présumée de trois hommes d’affaires syriens proches du clan Assad dans l’acheminement et le stockage de nitrate d’ammonium, responsable de la catastrophe – et l’assassinat de l’intellectuel libanais Lokman Slim, farouche opposant au parti de Dieu, le 3 février dernier, au Liban-Sud. Alors que le 17 Octobre voulait venir à bout de la dualité 14-8 Mars, c’est aujourd’hui la résurgence du binôme ennemi qui semble épuiser l’esprit de l’intifada, politiquement désarmée face au retour des fantômes du passé.
« Il semble désormais que l’évolution depuis le 17 octobre place les deux mouvements de plus en plus dans une certaine continuité. Beaucoup parmi les composantes du 17 Octobre commencent à se rendre compte que les mesures et les réformes ne peuvent se faire sans un État souverain. Et que bien qu’ils aient essayé de l’éviter, la question des armes du Hezbollah et de l’utilisation du Liban comme base avancée de l’Iran – le mettant à mal avec les pays arabes d’un côté et la communauté internationale de l’autre – sont l’une des raisons fondamentales ayant mené à la situation actuelle », avance Michel Moawad, député démissionnaire de Zghorta, président du Mouvement de l’indépendance et opposant notoire au Hezbollah. « Mais, en même temps, beaucoup de souverainistes du 14 Mars ont enfin compris que l’affaire des armes du Hezbollah et de la souveraineté ne sont pas les seuls problèmes auxquels est confronté le Liban. »
Tandis que la crise économique fait désormais peser une menace quasi existentielle sur le Liban dans un contexte local où le Hezbollah, soutenu par l’Iran, s’est manifesté comme la principale force contre-révolutionnaire dans le pays, l’enjeu semble désormais reposer sur une double difficulté : parvenir à articuler un discours de justice sociale et de réformes profondes des institutions libanaises – propre au 17 Octobre – avec celui de l’attachement à la souveraineté nationale et à la sortie du giron syro-iranien, historiquement affilié au 14 Mars, sans pour autant appuyer les partis politiques qui en revendiquent la paternité et tout en conservant le caractère initialement inclusif et transcommunautaire de l’intifada. Un défi immense, qui paraît, pour le moment, quasi impossible. « L’avenir ne pourra pas être lu selon les grilles de lecture du 14 Mars ou du 17 Octobre. Ces deux mouvements sont derrière nous. Ce qui doit avoir lieu ou vers quoi l’on devrait tendre pourrait prendre en considération les leçons des deux mouvements mais à condition d’être conscients qu’il s’agit de deux passés. On n’en est plus là », dit Wissam Saadé.
Au caractère hautement partisan du premier a répondu le...
Excellent article! S’allier au moindre mal contre le plus grand mal. Notre seule planche de salut.
01 h 26, le 14 mars 2021