La révolution du 17 octobre 2019 devait rendre cette grille d’analyse obsolète. Son slogan phare, kellon yaané kellon ! (Tous, ça veut dire tous !), avait pour ambition de dépasser le clivage entre les forces du 8 et du 14 Mars qui a rythmé la scène politique libanaise depuis 2005. Et de lui en substituer un autre, jugé plus pertinent pour comprendre la réalité post-thaoura, entre les défenseurs de l’ancien monde (la classe politique traditionnelle) et les bâtisseurs du nouveau (regroupés derrière le terme un peu fourre-tout de « société civile »). Mission… à moitié accomplie.
En tant que coalitions politiques, le 8 et le 14 Mars n’existent plus depuis déjà des années. Le premier était, dès l’origine, un mouvement de réaction et de repli, regroupant des partis à l’ADN et aux intérêts divergents. Seule leur alliance commune avec le Hezbollah, par obligation ou par opportunisme, tissait par exemple un lien entre Amal et le Courant patriotique libre (CPL). Le second regroupait aussi des mouvements hétéroclites mais reposait sur un projet politique plus défini, au cœur duquel se trouvait la question de la souveraineté. Mais les partis politiques qui s’en réclamaient sont loin d’avoir été à la hauteur de cette ambition et ont même contribué à la vider de son essence en renouant très vite avec la logique du business as usual.
Au clivage entre le 8 et le 14 Mars s’est substituée au fil des années une fragmentation fluide et évolutive de la scène politique en fonction essentiellement de deux critères : le rapport que les partis souhaitent entretenir avec le Hezbollah (confrontation, dialogue, partenariat ou alliance) et les intérêts du moment de chacun des leaders, dictés en partie par leurs plus ou moins bonnes relations personnelles. Exemple parmi d’autres : le président du Parlement Nabih Berry est aujourd’hui beaucoup plus proche du Premier ministre désigné Saad Hariri et du leader druze Walid Joumblatt qu’il ne l’est du chef du CPL, Gebran Bassil.
A contrario, la nature même du soulèvement du 17 octobre a permis, pour la première fois dans l’histoire du Liban, de réunir toutes les communautés derrière un même slogan et de poser ainsi les jalons d’un pays en rupture avec les pratiques clientélistes et les assignations communautaires. À partir de cet événement, ces débats deviennent prioritaires aux yeux de l’opinion publique et beaucoup de ceux qui portaient jadis l’étendard du 8 ou du 14 Mars l’abandonnent pour celui du 17 octobre, et ainsi ne pas être considérés comme des gardiens de l’ordre ancien.
Enjeu prioritaire ou non
Les Syriens ayant quitté le Liban, et tout le monde (y compris les leaders politiques) étant désormais révolutionnaire, la dichotomie 8/14 Mars ne devrait avoir plus aucune raison d’être. Elle subsiste, pourtant, en arrière-scène, et était particulièrement manifeste au lendemain de l’assassinat de l’intellectuel libanais Lokman Slim. Tout d’un coup ont resurgi les mêmes débats, les mêmes doutes, les mêmes interrogations qu’entre 2005 et 2013, durant cette période où les assassinats politiques polarisaient la scène libanaise et tuaient toute forme de pensée alternative. Les héritiers du 14 Mars ont tout de suite pointé du doigt le Hezbollah, compte tenu du fait que Lokman Slim en était un opposant notoire, qu’il a été menacé à plusieurs reprises et qu’il a été retrouvé mort au Liban-Sud, dans une région où le parti chiite exerce une domination incontestable. Ceux du 8 Mars ont mis en avant l’hypothèse d’une action extérieure (une façon de désigner Israël) visant à provoquer une fitna au Liban, et particulièrement au sein de la communauté chiite. Cette lecture de la situation a déjà été utilisée à de nombreuses reprises par le passé, mais fait encore ses preuves auprès d’un public convaincu que la géopolitique détermine chaque événement au pays du Cèdre. Le simple fait de considérer ces thèses comme deux possibilités équivalentes est déjà une façon de se positionner politiquement qui témoigne de ce que l’on pourrait désigner comme des relents du 8 Mars.
La polarisation ne se fait plus autour de la question de la présence des Syriens mais par rapport à celle du Hezbollah. Celle-ci est encore visible au sein des forces politiques traditionnelles – en témoignent les communiqués plus ou moins forts de chacune d’entre elles en réaction à l’élimination de l’écrivain chiite –, mais existe aussi au sein même du mouvement révolutionnaire. Ici, la distinction ne se fait pas entre les pro- et les anti-Hezbollah, le soulèvement étant par nature opposé à l’existence d’un parti communautaire et d’une milice armée, mais entre ceux qui considèrent ou non que cet enjeu est prioritaire.
Parce qu’il n’a pas réussi à aller au-delà des slogans généraux, à mettre sur la table tous les sujets qui sont les marqueurs du débat politique libanais, parce qu’il voulait (à juste titre) rassembler plutôt que diviser, le soulèvement du 17 octobre n’est pas parvenu à se construire une identité politique propre et claire. La révolution est si plurielle qu’elle abrite en son sein des points de vue qui peuvent apparaître comme politiquement irréconciliables et donnent lieu à des prises de position qui peuvent sembler absurdes. Réminiscence du 14 Mars : on peut ainsi se prétendre révolutionnaire et prendre en même temps la défense du gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, l’un des personnages les plus conspués par la rue, par peur que son éviction soit favorable à l’autre camp (à noter tout de même que ledit personnage doit son maintien à son poste avant tout à la protection que lui accorde le chef du Parlement). Réminiscence du 8 Mars : on peut ainsi se prétendre révolutionnaire et ne pas voir, ou (pire) refuser de voir, qu’un faisceau d’éléments, qui ne peut toutefois pas faire judiciairement office de preuve, met le Hezbollah en cause dans le meurtre de Lokman Slim.
Marqueurs politiques
Les mouvements issus de la société civile sont loin d’être des reproductions du 8 et du 14 Mars, mais ils en ont conservé une partie de l’héritage, au niveau de la rhétorique et de leur vision de la politique étrangère. Cohabitent au sein de ce qu’on appelle la société civile des libéraux, des centristes, des adeptes de la nouvelle gauche et des héritiers de la vieille gauche arabe, qui ne se reconnaît pas vraiment dans les valeurs du 14 Mars. Ces divergences expliquent en partie pourquoi les formations politiques issues de la société civile n’ont pas réussi à constituer une grande alliance commune depuis le 17 octobre.
La persistance de ces marqueurs politiques pose en outre une problématique centrale pour la détermination des futures stratégies d’alliances en cas d’élections (improbables) en 2022 : le clivage se fera-t-il autour de la division entre l’ancien et le nouveau monde – les mouvements issus de la société civile pourraient avoir intérêt dans ce cas à se réunir derrière une même étiquette – ou bien autour des divisions historiques, comme la présence du Hezbollah – ce qui pourrait inciter certaines formations à s’allier avec des partis traditionnels comme les Kataëb ? À noter que les deux propositions ne sont pas forcément antinomiques.
commentaires (6)
8 ET 14 TOUS ONT COLLABORE DANS LES CORRUPTIONS DE TOUTES SORTES LES UNS, MERCENAIRES ET PARAVENTS ENORMEMENT PLUS QUE LES AUTRES MAIS LES AUTRES Y ONT TREMPE LEURS MAINS AUSSI JUSQU,AUX EPAULES. C,ETAIT LA COSA NOSTRA A DEUX VITESSES MAIS LA COSA NOSTRA QUAND MEME. C,EST LA POURRITURE TOTALE DONT LE PEUPLE DOIT SE DEBARRASSER POUR SE SAUVER ET SAUVER LE PAYS. DEGAGEZ-LES, RECUPEREZ CE QUI PEUT L,ETRE, J,EN DOUTE FORT QU,IL Y AURAIT DES RECUPERATIONS, ET JUGEZ-LES !
LA LIBRE EXPRESSION
21 h 32, le 12 février 2021