Depuis lundi, le discours du commandant en chef de l’armée suscite les commentaires des milieux politiques et médiatiques. Il faut dire que la démarche du général Joseph Aoun est une première, tant dans la forme que dans le fond.
C’est en effet très rare que le commandant de l’armée décide de s’exprimer avec une telle franchise avec les officiers représentant les différentes unités de la troupe, et surtout qu’il choisisse de divulguer la séquence dans les médias. Il est vrai que sous couvert de parler aux officiers et à travers eux aux soldats, le général Aoun a adressé des messages dans toutes les directions. À la troupe bien sûr, pour lui montrer qu’il est conscient des difficultés auxquelles elle doit faire face, aux responsables politiques pour les pousser à agir et à la population en colère, celle qui manifeste dans les rues, mais aussi celle qui reste chez elle et ploie sous les effets de la crise, pour lui faire part de sa solidarité, mais que la stabilité du pays est une ligne rouge.
Dans la forme, Joseph Aoun a donc choisi de s’exprimer en langage familier, d’abord pour être compris de tous et ensuite pour montrer qu’il est proche des gens et qu’il souffre comme eux du poids de la crise. Si l’on cherche à résumer son discours de lundi, qui a quand même duré plus de 20 minutes, ce qui est considéré comme long pour un responsable militaire, on peut dire qu’il a avant tout exprimé le ras-le-bol de la troupe, et le sien en particulier, face aux critiques qui sont adressées à l’armée, à la fois par les responsables, par les partis politiques et par les manifestants, ainsi que face à l’immobilisme des responsables qui ne font rien pour tenter de sortir le pays de la crise.
Sans vouloir se lancer dans le jeu des accusations, le commandant en chef s’est contenté de mettre les points sur les « i » et de placer les différentes parties face à leurs responsabilités, réitérant à deux reprises cette phrase lourde de sens : « L’effondrement de l’armée, c’est l’effondrement de l’entité libanaise. »
Le général Aoun a donc commencé par s’adresser aux militaires en insistant sur le fait qu’ils continuent à remplir leur mission, en dépit des circonstances très difficiles, sans rechigner et sans se dérober. Par contre, les responsables, eux, que font-ils ? Il est ainsi revenu sur les coupures budgétaires qui affaiblissent l’armée, alors qu’elle a appliqué déjà une sévère politique d’austérité. Une source militaire révèle que 12 des 13 postes d’attaché militaire dans les ambassades du Liban à l’étranger ont été supprimés (seul l’attaché militaire de l’ambassade du Liban à Washington a été maintenu, pour des raisons évidentes de coopération militaire). L’armée a aussi réduit ses dépenses alimentaires au point que la viande et le poisson ont été supprimés des menus, alors que le poulet n’y figure qu’une fois par semaine. En 2018, l’armée a même tellement fait d’économies qu’elle a restitué au Trésor public 20 milliards de livres libanaises qu’elle n’a pas utilisés. De plus, depuis deux ans, l’enrôlement a été totalement arrêté, alors que beaucoup de soldats et d’officiers sont passés à la retraite.
On demande ainsi à l’armée de se déployer sur le terrain pour éviter les débordements dans les protestations, de lutter contre le terrorisme et les actes de violence, de contribuer à maintenir la sécurité, de se déployer au Sud face à Israël et de contrôler la frontière avec la Syrie. Au cours des dernières années, l’armée a créé à cet effet quatre unités des frontières pour se déployer sur les 370 km avec la Syrie. Ces unités contrôlent près de 85 % des frontières et, malgré cela, les critiques continuent de pleuvoir et plusieurs parties politiques réclament ce qu’elles appellent le contrôle des frontières et la lutte contre la contrebande que l’armée réalise du mieux qu’elle peut et avec les moyens du bord.
La source militaire précitée rappelle que l’armement ne fait pas partie du budget qui lui est alloué. Les armes et les munitions sont donc fournies par l’étranger dans le cadre d’aides multiples, alors que cette année, en raison de la crise, la Turquie, la France et l’Égypte lui ont envoyé des aides alimentaires...
Toutes ces explications visent à montrer que l’armée remplit son devoir, dans des circonstances particulièrement difficiles, en essayant de ne pas causer de nouvelles dépenses à l’État. Les salaires des militaires ont été drastiquement réduits par la crise financière et monétaire et, en même temps, le soldat n’a pas le droit d’avoir un autre emploi. Il est en même temps critiqué dans l’exercice de sa mission...
Dans ce sillage, le commandant en chef de l’armée a démenti les informations qui ont circulé la semaine dernière dans les médias sur l’augmentation des désertions au sein de la troupe pour des raisons économiques. Au contraire, selon la même source militaire, il y aurait même des demandes d’enrôlement dans la troupe.
Dans l’exercice de sa difficile mission, l’armée est soucieuse de trouver un équilibre entre l’expression de la colère d’une population qu’elle comprend et le devoir de maintenir la stabilité du pays. Le général Aoun ne l’a pas dit, mais il l’a laissé entendre : l’armée libanaise, contrairement à beaucoup d’autres, est celle du peuple, non du régime. Elle est issue de la population et souffre au même titre que celle-ci. Il n’est donc pas question pour les militaires d’user de la force contre les manifestants. Mais en même temps, ils cherchent à les convaincre d’ouvrir les routes devant les citoyens ou, au moins, d’assurer des routes secondaires, pour que les gens puissent circuler.
L’armée accomplit donc son devoir et continuera à le faire. Par contre que font les responsables et les hommes politiques ? Telle est la question posée par Joseph Aoun avant de tirer la sonnette d’alarme sur le fait que la destruction de l’armée, c’est aussi celle de l’entité libanaise. Certains ont voulu voir dans ces propos l’annonce d’une rébellion contre l’autorité politique dont il dépend. En réalité, il ne s’agit que d’une défense stratégique contre les critiques et un rappel de l’importance du rôle de la troupe qui reste le ciment de la patrie.
D’autres ont estimé que ce discours marque l’ouverture de la campagne présidentielle pour le commandant en chef. Mais, là aussi, selon la source précitée, ils se trompent totalement. L’heure est beaucoup trop grave pour ce genre de considérations. La priorité est donc à préserver l’armée pour préserver le Liban.
commentaires (11)
On devrait entendre et voir l'armée plus souvent car elle reste le dernier rempart contre le népotisme et le sectarisme ...
nabil zorkot
17 h 32, le 10 mars 2021