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Le sabre et le goupillon

L’espace de quelques heures, son coup de gueule a fait le buzz sur internet et enflammé bien des imaginations. Il n’est pas courant en effet de voir la Grande Muette rompre la tradition de silence à laquelle elle est astreinte ; clamer avec une telle vigueur son ras-le bol à la face d’un pouvoir politique failli; prendre à témoin les citoyens de son mécontentement, à l’aide d’un clip vidéo ; et choisir, pour le faire, ce lundi de la colère qui inaugurait une relance des démonstrations de rue. Son cri du cœur, le général Joseph Aoun le lançait précisément au sortir d’un vaste concile au palais présidentiel où il s’était vu instruire de rouvrir de force à la circulation les voies barrées par les manifestants.


D’une gravité exceptionnelle sont les griefs dont a fait part, dans son réquisitoire, le commandant de l’armée : des hauts responsables politiques planant si haut, en effet, au-dessus des tristes contingences, qu’on peut sérieusement se demander où va le pays ; une crise économique si effroyable qu’elle jette, comme de juste, un peuple exsangue sur la place publique ; une crise qui atteint tout aussi bien cruellement les membres d’une institution militaire débordée, traitée en bonne à tout faire, y compris le sale boulot, et dont on s’emploie, de surcroît, à rogner dans le budget.


Pour autant, ce serait sans doute aller trop loin que de voir dans ce coup d’éclat le signe annonciateur de quelque coup d’État. De par ses coutumes démocratiques, quelque malmenées et même trahies soient-elles ; de par sa texture démographique bigarrée, dont la troupe est elle-même le reflet, le Liban ne se prête pas à de telles équipées. À cela s’ajoute surtout la très anormale existence, dans notre pays, d’une puissante armée parallèle obéissant à ses propres priorités. Immuables sont, pour l’heure, ces données, même si dans leur tragique détresse, nombre de citoyens en sont à appeler de leurs vœux l’avènement d’une autorité musclée, justicière, qui viendrait balayer une classe dirigeante aussi incompétente que corrompue.


À défaut d’une amorce de putsch, l’initiative du général Joseph Aoun peut fort bien passer, toutefois, pour une claire insubordination à un pouvoir pire que failli : un pouvoir pratiquement inexistant, inscrit aux abonnés absents. Ne voit-on pas en effet un Premier ministre sortant menaçant d’aller se confiner chez lui, sans plus expédier ces affaires courantes qu’il expédiait d’ailleurs si peu? On peut présumer qu’en bon stratège, le commandant de l’armée, qui a caressé dans le sens du poil la contestation populaire, a aussi cherché à s’assurer que seraient évités les actes de vandalisme, ce qui rendrait inévitable alors une intervention de la force publique. Or ce seuil de tolérance se trouve déjà mis à l’épreuve, avec les embouteillages monstres sur les voies bloquées au moyen de pneus enflammés et autres obstacles, et la multiplication des accidents mortels qui s’y produisent.


C’est cependant sur l’échiquier politique libanais que sont surtout ressenties les ondes de choc causées par la bombe Joseph Aoun. Après le goupillon, place au sabre! Car voilà que le président de la République, déjà fragilisé par la désaffection du patriarche maronite, fait face à une fronde conduite par cet autre pôle de pouvoir dévolu à la même communauté qu’est le commandement de l’armée. La couverture chrétienne apportée au Hezbollah par le camp du chef de l’État n’en est, au fond, qu’une victime collatérale. C’est en effet le parti présidentiel lui-même qui, au plan de la représentation communautaire effective, essuie soudain une dévaluation aussi raide que le vertigineux plongeon imposé à la monnaie nationale ; d’où les hystériques accusations de sédition que le Courant patriotique libre lançait hier, sans le citer nommément, contre le commandant de l’armée, auquel on prête également des ambitions nationales.


Mais du train infernal où vont les choses, que peut-il rester de la peau de l’ours à l’élection de 2022 ?


Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

L’espace de quelques heures, son coup de gueule a fait le buzz sur internet et enflammé bien des imaginations. Il n’est pas courant en effet de voir la Grande Muette rompre la tradition de silence à laquelle elle est astreinte ; clamer avec une telle vigueur son ras-le bol à la face d’un pouvoir politique failli; prendre à témoin les citoyens de son mécontentement, à l’aide d’un...