L’espace d’une demi-heure lundi, le commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, a troqué, dans un habile jeu de stratégie, sa casquette de militaire contre celle du Libanais lambda qui n’a pas arrêté depuis le 17 octobre 2019 de crier son ras-le-bol, alors que le pays s’enfonce dans la crise. Fulminant contre une situation qui ne fait qu’empirer et son impact sur ses soldats, fustigeant la classe dirigeante pour son absence de vision et son incapacité à proposer des solutions, Joseph Aoun a réussi à s’imposer, sans pour autant franchir les lignes rouges que lui impose sa fonction, comme un acteur incontournable sur une scène politique qui n’hésite pas à se servir de la troupe comme rempart ou punching-ball.
Dans un pays autre que le Liban, son discours aurait été celui d’un putsch militaire, d’autant que le spectacle surréel qui s’est offert lundi au Liban rappelle les mouvements putschistes dans de nombreux pays, dont la Syrie des années 50 et 60. Tous les ingrédients d’un coup d’État étaient ainsi réunis : des manifestations dans la rue avec des slogans antipouvoir, la présidence de la République qui convoque une réunion sécuritaire, politique et économique en présence du Premier ministre sortant et des ministres concernés, le commandant en chef de l’armée qui convoque à son tour les hauts officiers à une réunion durant laquelle il tombe à bras raccourcis sur le pouvoir politique et se rapproche davantage de la population.
À cette nuance près, qui fait quand même toute la différence : Joseph Aoun a pris soin de rendre publique son intervention devant les officiers deux heures après l’annonce des décisions de la réunion de Baabda à laquelle il a participé. L’aurait-il diffusée plus tôt que la réunion aurait été vidée de son sens. Et le chef de l’armée voulait vraisemblablement éviter que sa démarche ne soit assimilée à un coup d’État, alors que les conditions locales et internationales ne sont pas propices à un bouleversement pareil au Liban.
Ce qui importait à Joseph Aoun est que ses messages soient bien entendus. Son discours, tant sur le fond que dans la forme, inaugure une ère nouvelle et aura inéluctablement des retombées au plan politique, surtout qu’il a ciblé tous ceux qui ont essayé d’exploiter la carte de l’armée à des fins qui correspondent principalement à leurs intérêts tactiques. Il a ainsi répondu au président Michel Aoun, qui exerce des pressions pour que l’armée rouvre les routes fermées par les manifestants sans tenir compte des conséquences d’une confrontation entre la population et les militaires. À la réunion de Baabda, le chef de l’État était d’ailleurs revenu à la charge sur ce point, reprochant au commandant des forces régulières une certaine mollesse de la troupe devant les protestataires qui coupaient les routes un peu partout dans le pays. Or, Joseph Aoun, pour qui seule une solution politique et économique peut pousser ces derniers à rentrer chez eux, selon ses proches, a tenu ce même discours à Baabda, en précisant qu’il ne pouvait pas déployer ses soldats face à des gens qui crient famine et qui protestent contre la dégradation de leurs conditions de vie, alors que les soldats se trouvent eux-mêmes dans une situation similaire, voire pire.
Et lorsqu’il a évoqué dans son intervention à Yarzé les campagnes menées contre l’armée, il ciblait principalement le Hezbollah et le chef du Courant patriotique libre (CPL) Gebran Bassil, qui lui font assumer une part de responsabilité dans l’étendue du mouvement de protestation, lui reprochent des ambitions politiques, notamment présidentielles, et ont essayé de s’immiscer dans les nominations et les permutations militaires. Sur ce point précis, il a surtout visé Gebran Bassil, mais aussi le Premier ministre désigné Saad Hariri, avec qui il a eu maille à partir au sujet de la nomination d’un directeur des services de renseignements militaires au Liban-Nord. Quant à ses propos sur les interventions politiques au niveau des promotions militaires, c’est aux tiraillements entre les présidents de la République et de la Chambre qu’il faisait allusion.
En gros, c’est à toute la classe dirigeante que le général Aoun en veut. Ses propos – « Mais vers où les hommes politiques conduisent le pays ? Que comptent-ils faire ? » – sont on ne peut plus éloquents. Selon des sources proches du commandant en chef, cette interpellation des politiques n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est le fait qu’il ait choisi de la rendre publique, parce que durant ses rencontres avec les responsables politiques, il leur demandait sans détour de se dépêcher de former un gouvernement. « L’armée n’en peut plus. Ce que vous faites va conduire à un effondrement sans précédent », avertissait-il sans relâche.
Une solution militaire
Quant à ses détracteurs qui voient d’un mauvais œil aussi bien sa bienveillance à l’égard des manifestants que ses positions politiques, ils sont persuadés qu’il essaie de préparer le terrain à une solution qui s’articulerait autour de l’armée. Ils attribuent au commandant de l’armée deux raisonnements qui expliqueraient selon eux ses tactiques : le premier se rapporte à la possibilité qu’un gouvernement militaire soit formé si jamais les mouvements de protestation se poursuivent et que le mandat de Michel Aoun arrive à expiration sans que le pays ne soit doté d’un gouvernement capable d’organiser les législatives ; le second concerne l’intention prêtée à Joseph Aoun de vouloir préparer le terrain à son élection à la tête de l’État, le Liban étant dans une situation semblable à celle qui prévalait lorsque le président Michel Sleiman dirigeait les forces régulières durant la période turbulente qui a suivi l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, jusqu’à son élection en 2008 à la présidence de la République.
Si l’intervention publique de Joseph Aoun a dérangé certaines parties locales, elle a été plutôt bien accueillie au niveau diplomatique, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’elle s’inscrit dans le prolongement du discours que plusieurs ambassadeurs occidentaux et arabes tiennent devant les responsables libanais. Ces derniers ne cachent pas leur inquiétude face à la crise dans laquelle le Liban s’enfonce et leur déception face au comportement laxiste et indifférent de la classe dirigeante. Le fait qu’un responsable de haut niveau tente à son tour de secouer la classe dirigeante est perçu comme une pression de plus dans la perspective d’un déblocage.
Des sources diplomatiques occidentales et arabes ont ainsi considéré que l’intervention de Joseph Aoun était politique par excellence et que le chef de la troupe a franchi lundi un premier pas sur la voie d’un parcours politique. Le choix qu’il a fait de diffuser son discours, son contenu et son timing ont, selon ces sources, une dimension politique et sociale significative, Joseph Aoun ayant ainsi choisi de se rapprocher de la population et de lui faire comprendre que les officiers et les militaires se tiennent à ses côtés et non pas aux côtés du pouvoir. De mêmes sources, on ne tarit pas d’éloges sur le commandant de l’armée, « qui a de la personnalité, qui ne montre pas un double visage et avec qui l’expérience a été très bonne », et on ne s’étonne pas qu’il puisse avoir de l’ambition politique compte tenu du fait qu’il place l’intérêt national en tête de ses priorités.
Le chemin vers Baabda semble ainsi s’ouvrir lentement devant le général Joseph Aoun, mais sûrement par les voies démocratiques. Dans un pays comme le Liban, l’armée ne peut pas en effet mener un coup d’État pour plusieurs considérations, dont sa composition communautaire et confessionnelle, sans oublier les clivages politiques qui l’impactent ou encore les traditionnels facteurs régionaux et internationaux qui entrent en jeu. Non pas que l’idée n’a pas déjà effleuré l’esprit de certaines capitales, mais les conditions locales et régionales ne se prêtent pas à un changement aussi brusque.
Un coup d’État militaire est ainsi impossible sans l’accord du Hezbollah ou un recoupement des intérêts irano-américains, ce qui n’est pas le cas. Plus encore, la relation entre le commandement de l’armée et le Hezbollah est des plus mauvaises. Il faut dire que quelques semaines après le soulèvement populaire du 17 octobre, l’idée de la mise en place d’un gouvernement militaire a été évoquée par certains États arabes et occidentaux qui ont cependant vite fait de réaliser qu’elle n’était pas appropriée, les conditions pour une telle formule de gouvernement n’étant pas propices, révèlent des sources occidentales. L’idée d’un gouvernement de militaires a été ainsi abandonnée, mais elle est restée ancrée dans l’esprit de certaines parties politiques, notamment le chef du CPL qui voit dans Joseph Aoun son principal rival à la succession de Michel Aoun. La campagne qui avait été menée contre le chef de l’armée après sa double visite aux États-Unis et en Arabie saoudite devait ainsi s’intensifier.
commentaires (14)
Y en a marre du règne des généraux.
C'est moi
18 h 56, le 10 mars 2021