
Un drapeau libanais flotte le long d'un pont près du port de Beyrouth, la capitale du Liban, tandis qu'à l'arrière-plan, les silos à grains endommagés sont visibles devant le lieu de l'explosion. Photo d'archives AFP
A l’heure de faire le bilan, tout le monde est plus ou moins d’accord sur le constat général : 2020 aura été l’année du naufrage pour le Liban à la fois sur les plans politique et économique. Mais dès lors qu’il s’agit d’en expliquer les causes, l’unanimité cède place à des débats à n’en plus finir non seulement au sein de la classe politique mais aussi, et c’est peut-être plus inquiétant, chez les intellectuels, les activistes et les journalistes. On pourrait s’en réjouir et considérer que c’est le signe d’une vitalité démocratique. Mais l’on craint que cela ne participe au contraire à nous enfermer un peu plus dans l’impasse, tant il paraît improbable de sortir de ce marasme tant que l’on ne se sera pas accordé, au moins à minima, sur les raisons qui l’ont provoqué.
La crise libanaise a ceci de particulier qu’elle résulte de plusieurs problématiques existentielles – et le mot n’est pas exagéré – qui sont liées les unes aux autres tout en ayant chacune leur part d’autonomie. On peut en dégager trois : la présence du Hezbollah, Etat dans l’Etat et parfois même État au-dessus de l’Etat ; l’impossible gouvernance, dans un pays où on passe plus de temps à former un gouvernement qu’à gouverner ; la faillite d’un système bancaire qui reposait sur un schéma de ponzi à l’échelle nationale. Chacune d’entre elles aurait de quoi faire vaciller n’importe quel pays au monde et suffit à construire le récit politico-médiatique d’une débâcle collective. Mais à trop se concentrer sur l’une, on finit par en oublier les autres comme s’il était impossible de prendre en compte toutes les données en même temps, au risque à la fois de s’y perdre et de réaliser que l’on se trouve devant un problème quasi-insoluble. Si bien que la majorité des acteurs les plus sérieux sur la scène politique, médiatique et intellectuelle donne le sentiment de s’enfermer dans une seule grille de lecture qui permet de comprendre une partie de la réalité libanaise mais qui passe à côté, ou au moins qui minimise, les autres aspects de celles-ci.
On mettra de côté toutes les théories plus ou moins complotistes, en vogue notamment parmi les partisans du 8 mars, qui expliquent le naufrage libanais par des causes exclusivement externes - une volonté américano-sioniste d’en finir avec le Liban, comme si le pays du Cèdre était pour l’Oncle Sam une menace comparable à l’ancienne URSS - pour se concentrer sur les deux récits crédibles qui ont cohabité au cours de ces derniers mois. L’un est plutôt de droite, l’autre plutôt de gauche. Le premier privilégie l’horizontalité, le second la verticalité. L’un comprend l’ancien monde, l’autre veut absolument l’enterrer. L’un est plutôt géopolitique, l’autre plutôt technocratique. L’un puise ses racines dans le mouvement du 14 mars, l’autre dans celui du 17 octobre.
Tendance caricaturale
Le premier s'intéresse constamment aux rapports des forces au sein de la classe politique, au bras de fer quotidien entre les parties et impute la responsabilité de la faillite aux formations proches du 8 mars. Le second considère tout le jeu politique comme une querelle de cour de récréation qui ne suffit pas à cacher les intérêts communs de tous ces acteurs à se maintenir. L’un dénonce la mainmise du Hezbollah et le jusqu'auboutisme opportuniste des aounistes, l’autre les dérives du haririsme et les mensonges du gouverneur de la banque centrale Riad Salamé. Le premier permet de comprendre pourquoi le Liban n’a toujours pas de gouvernement près de cinq mois après la double explosion du port ; le second permet de comprendre pourquoi l’audit de la BDL a été enterré alors que c’est une condition nécessaire pour débloquer les aides financières internationales.
Ces deux discours sont absolument complémentaires mais sont présentés, le plus souvent, en opposition l’un à l’autre. Le premier met l’accent sur la défense de la souveraineté de l'État et sur la nécessité pour le Liban de se distancier des conflits régionaux. Le second met en avant la nécessité de réaliser des réformes au plus vite et d’en finir avec la corruption et le clientélisme.
L’un considère que l’Etat est pris en otage par le Hezbollah et ses alliés. L’autre considère qu’il est pris en otage par le “club des 6”, par « l’oligarchie”, voire même par le “régime”. Le premier semble faire semblant de ne pas voir que le pouvoir libanais a effectivement une dimension oligarchique - en témoigne notamment les liens de consanguinité entre les secteurs politiques, bancaires et médiatiques ; le second fait semblant de ne pas comprendre que cette lecture, bien qu’utile et nécessaire, est largement insuffisante. La dimension “oligarchique” n’explique pas, à titre d’exemple, pourquoi le Liban est incapable de définir sa politique étrangère dans une région où la géopolitique, même si elle est souvent mal comprise, demeure la superstructure absolue.
Les deux récits ont une tendance caricaturale. Le premier parce qu’il présente les forces politiques qui prétendent défendre les valeurs du 14 mars comme des alliés objectifs des révolutionnaires, en fermant les yeux sur leur participation au clientélisme et à la corruption et à leur allergie, au moins pour la majorité d’entre elles, à toutes réformes structurelles digne de ce nom. Le second parce qu’il présente la classe politique comme un tout indivisible uni dans le pillage du pays au détriment du “brave peuple”, en fermant les yeux sur le fait que le peuple en question ne peut être exempt de tout reproche dans la situation actuelle et qu’il est injuste, lorsque l’on se dit démocrate, de mettre sur un pied d’égalité des corrompus et des assassins.
Entretenir une illusion
Pourquoi s’attarder sur ces débats sémantico-politiques alors que le bateau coule ? Tout simplement parce que les choix politiques qui peuvent nous permettre de sortir de la crise dépendent de la grille de lecture que l’on privilégie. Pour les partisans du premier récit, la priorité doit être aujourd’hui de tenter d’affaiblir le Hezbollah et ses alliés pour améliorer la gouvernance libanaise et surtout être mieux perçus par les Etats-Unis et par les pétromonarchies du golfe, les deux (hormis les Européens) principaux potentiels bailleurs de fonds. Pour les partisans du second, la priorité est de mener au plus vite les réformes structurelles demandées par la communauté internationale, peu importe les batailles politiques qui en découlent. Les uns participent à l’immobilisme actuel : d’une part parce que la bataille contre le Hezbollah ne peut se gagner que dans la longue durée ; d’autre part parce que, quel que soit l’équilibre des forces dans le pays, le Liban ne peut espérer se remettre sur pied sans assainir son système économico-financier. Les seconds entretiennent une illusion : celle qu’il est possible de sauver le Liban sans s’attaquer aux deux problèmes majeurs que sont le Hezbollah et l’impossible gouvernance. Que faire alors ? Attendre que la milice chiite soit dépossédée de ses armes pour réaliser la réforme de l’électricité et l’audit de la banque centrale ? Ou bien faire les réformes nécessaires à la mise en place d’un Etat moderne mais sans être capable de lui assurer le monopole de la violence légitime ? Dans les deux cas, c’est absurde. Mais le Liban est confronté à tellement d’enjeux en même temps que la situation ressemble à un véritable casse-tête. A tel point que l’on ne voit pas comment, en l'absence d’élections législatives et en ayant conscience que, quels que soient les résultats, elles ne règleront qu’une partie du problème, réconcilier aujourd’hui les récits du 14 mars et du 17 octobre.
commentaires (15)
C'est juste le hesbollah est un état au dessus de l'état
Eleni Caridopoulou
17 h 03, le 28 décembre 2020