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Nos Lecteurs ont la Parole

Vivre avec la mort

« Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Œdipe, cet expert en énigmes fameuses, qui était devenu le premier des humains. Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd’hui, dans quel flot d’effrayante misère est-il précipité ! C’est donc ce dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. »

C’est ainsi que le roi Œdipe, responsable de la peste dans la cité de Thèbes, se crève les yeux et quitte sa patrie pour que la maladie disparaisse, la cité retrouve sa santé et son peuple continue à vivre.

Le roi ne peut échapper à la colère divine. Le roi ne peut échapper à la puissance du destin. Trop beau pour être vrai, hélas. Dans la Grèce antique, cela s’appelait l’ostracisme, le bannissement des citoyens dont on craignait la puissance ou l’ambition politique. Pour éviter une mort collective, il fallait sacrifier le coupable. Œdipe a compris l’ampleur de son péché et la colère des dieux. Il s’est sacrifié de lui-même. Il était déjà tard. Peu importe, mieux vaut tard que jamais.

Que reste-t-il aujourd’hui des enseignements du mythe d’Œdipe ?

Mourir d’une bombe, pour cause de négligences sécuritaires,

Mourir de pandémie,

Mourir de faim et de pauvreté,

Mourir de la pire des morts, être enterré vivant.

Un Memento mori dont les artistes sont des hauts responsables, les pinceaux des sommes illicitement détournées, les spectateurs les victimes, d’une part, qui observent leur propre misère sans pouvoir agir, faute de moyens, les artistes d’autre part, qui contemplent leur chef-d’œuvre par fierté. Ce tableau de la mort est un chantier ouvert depuis plusieurs dizaines d’années, un chantier dont on ne connaît pas l’aboutissement.

Apprendre chaque jour le décès d’un proche. Effectuer une classification quotidienne de son entourage entre vivants, morts-vivants, mourants et morts. Ne pouvoir faire le deuil d’un défunt car le suivant arrive dans la foulée. Se rapprocher de la mort, souhaiter sa propre mort, car quand on perd un être cher, son seul souhait est de le retrouver à tout prix. Désormais, la mort dicte le quotidien des vivants. Des survivants.

Quand la vie remplacera la mort pour rythmer le quotidien d’un peuple, ce tableau s’achèvera. Il s’achèvera seul, car ce jour-là, ses artistes ne seront plus là. Il est impératif. Il s’achèvera comme dans la tragédie de Sophocle où les rideaux tombent sur les propos du coryphée, sur la scène d’éloignement d’Œdipe.

La cité de Thèbes a pourtant continué à admirer Œdipe pour son courage, son honnêteté et son acte de bravoure. L’homme admire son semblable qui reconnaît ses faiblesses. Comprendre ses propres erreurs, en assumer la responsabilité et faire tout pour en limiter les conséquences. Se faire petit pour se faire encore plus grand. Partir pour laisser son peuple vivre. Mais avant tout, partir par humiliation. Qu’il doit être horrible pour un chef d’observer un tableau de la mort dont il est l’auteur.

Œdipe s’est remémoré ses actes et a reconnu ses erreurs. Le pardon est une vertu politique. Pour demander pardon, il est essentiel de se souvenir de ses propres actes pour reconnaître ses erreurs. Comment demander pardon dans un contexte où le devoir d’oubli dicté par des lois d’amnistie remplace le devoir de mémoire ? Le pardon en politique, concept auquel ni la philosophie politique ni le droit ne font de place, mais qui pourtant existe et ponctue souvent les relations entre un dirigeant et son peuple. Ce n’est qu’en raisonnant en sa qualité d’homme qu’Œdipe a demandé pardon.

Si tous les dirigeants s’étaient intéressés aux enseignements de la littérature, s’ils avaient lu Œdipe roi, nous ne serions pas en train de déplorer quotidiennement nos morts aujourd’hui.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

« Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Œdipe, cet expert en énigmes fameuses, qui était devenu le premier des humains. Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd’hui, dans quel flot d’effrayante misère est-il précipité ! C’est donc ce dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-nous d’appeler...

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