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Lifestyle - Photo-roman

Vous n’aurez pas notre dignité

Revoir dans un supermarché une enseignante de littérature que le temps n’avait pas réussi à changer mais qu’une année seulement a complètement cassée...

Vous n’aurez pas notre dignité

Photo G.K.

Je l’avais reconnue à son parfum. Quelque chose de boisé et d’épicé, du Vétiver sans doute, dont le nuage mêlé à l’odeur de ses Gitanes blondes et de sa laque à cheveux Elnett enveloppait la classe dès lors qu’elle en franchissait la porte. Mes petits matins d’école avaient cette odeur-là. Je l’avais reconnue à ses ongles éternellement peints de rouge, le même, reconnaissable entre mille, et ses mains dont les mouvements graciles magnétisaient invariablement la trentaine de paires d’yeux en face d’elle. Je l’avais revue, premier jour d’école, gravant au tableau ces mots d’Éluard : « On transforme sa main en la mettant dans une autre. » C’est de la sorte qu’elle avait choisi de commencer l’année scolaire 2005-2006 sur laquelle planait la menace des assassinats en série qui secouaient le Liban à ce moment. Puis elle s’est retournée au milieu de cette file d’attente sur le trottoir de la banque, et c’était bien elle, madame M., intacte comme dans mes souvenirs. Les enseignants ont ceci d’étrange, ils traversent des générations mais ils conservent l’âge qu’on n’a plus.

Une femme comme elle

Quinze ans plus tard, j’avais tout retrouvé : l’éternel rouge à lèvres, la lumière dans les yeux, la broche en forme de marguerite probablement léguée par sa mère, les perles lui courant autour du cou, le foulard en soie noué sur le côté, puis cette posture héritée du « collège des bonnes sœurs » où elle avait été. Cette coiffure échappée d’un épisode de Dallas ou Dynasty et ce vouvoiement sorti d’un autre temps, qui sonne d’autant plus rare et précieux aujourd’hui. Elle n’avait pas changé. Numéros en main, dans le vent frisquet, nous avions longuement bavardé à propos de la situation et j’avais tenu à signaler à madame M. que je n’avais pas oublié la citation d’Éluard. Elle avait souri. Nous étions en novembre 2019. Puis un employé de la banque l’avait convoquée au comptoir afin vraisemblablement qu’elle retire son « argent de poche » de la semaine. « On doit être bien masochiste pour s’infliger une peine pareille toutes les semaines ! » avait-elle ironisé.

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Une femme comme elle, une femme aussi vaste et droite qu’elle, réduite à cette humiliation qui consiste à venir attendre son tour à la banque pour qu’on lui donne au compte-gouttes son propre argent que lui ont pris des petits voleurs qui ne savent pas aligner deux mots ? « Mais je suis pleine d’espoir, ce que vous faites dans la rue est nécessaire. Rassemblez-vous, rassemblez vos forces et vos intelligences. Tiens, comme dans ce proverbe d’Éluard que tu n’as pas oublié », m’avait dit madame M. en partant. D’ailleurs, c’est à la force des mots qu’elle nous invitait déjà, du haut de nos seize ans, à résister à la tentation confessionnelle et séparatiste sur laquelle tablaient à l’époque les partis politiques, pour mieux endoctriner la jeunesse. On raconte à ce sujet que pendant la guerre, quand ses élèves lui disaient : « Bachir », elle répondait : « Moi, je ne m’y connais qu’en Baudelaire. Je vous conseille de faire pareil. » Pour comprendre ce qui nous entoure, pour contrer la laideur du monde, pour grandir, elle nous poussait vers les livres, et elle répétait même, je m’en souviens : « Il n’y a qu’une lettre qui sépare livre et vivre. »

Un an plus tard

Il y a deux semaines, juste avant le début du confinement, et alors que je faisais quelques courses de dernière minute dans la supérette du coin, j’ai été interpellé par une femme d’un certain âge qui attendait à côté de moi au comptoir des fromages. « Gilles, c’est moi, madame M. Tu ne m’as sans doute pas reconnue à cause de ce foutu masque. » Non, je ne l’avais pas reconnue, madame M., mais ce n’était certainement pas à cause du foutu masque. Ce n’était pas non plus à cause du Vétiver dont elle ne s’était visiblement pas parfumée, pas à cause de ses cheveux défaits, ni même à cause de ses ongles craquelés. Il manquait de la lumière dans ses yeux. À la place, au fond de son regard asséché, j’ai pu voir, un à un, les dégâts d’une année. Outre cette broche et ce collier de perles qu’elle a peut-être été contrainte de vendre pour payer son loyer ou qu’elle a peur de porter parce que c’est tout ce qui lui reste ; outre ce Vétiver ou le coiffeur qu’à présent elle ne peut plus se permettre ; outre ces mots qu’elle avait au fond de la poche mais qu’elle a eu du mal à retrouver, cassés, en miettes, pour me raconter son fils grièvement blessé lors de l’explosion du 4 août, c’est la fierté de madame M. qui en avait pris un coup.

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Cette femme qui enjambait les barrages, en talons et rouge à lèvres, pour aller donner son cours, pour toujours brandir Baudelaire en face de Bachir et promettre à ses élèves que « même sous les bombes, rien ne m’arrêtera et vous l’aurez, ce bac », cette femme que le temps n’avait pourtant jamais réussi à changer avait pris vingt années en une seule. Tout ce qu’on a vécu cette année se résumait dans sa démarche, dans sa manière de discrètement regarder les prix avant de remplacer une boîte de conserve par une autre moins chère, de retirer un déodorant de son caddie. Dans sa manière d’éviter gracieusement le rayon charcuterie, puis de revenir une fois les clients partis et demander en murmurant au charcutier : « Il fait quel prix, aujourd’hui, le kilo de jambon fumé ? » Combien sont-elles, sont-ils, ces citoyen(ne)s issus de ce qui fut la classe moyenne, combien sont-ils, ces gens éclairés, honnêtes, qui ont gagné leur vie décemment, qui ont vécu sans rien demander de plus que ce qu’ils ont eu à la sueur de leur front ? Ces gens comme madame M. qui ont toujours préféré les mots à la mort mais qui se font lentement tuer aujourd’hui ? Je me le suis demandé en regardant madame M. remplir ses sacs du peu de chose qu’elle avait acheté. « Tout est devenu difficile, mais heureusement que j’ai encore mes livres », m’a-t-elle dit avant de disparaître sans un bruit. Dans ma tête, cette lettre qui sépare livre de vivre. Et une certitude, une chose qu’ils n’auront pas réussi à prendre à madame M. : sa dignité.

Je l’avais reconnue à son parfum. Quelque chose de boisé et d’épicé, du Vétiver sans doute, dont le nuage mêlé à l’odeur de ses Gitanes blondes et de sa laque à cheveux Elnett enveloppait la classe dès lors qu’elle en franchissait la porte. Mes petits matins d’école avaient cette odeur-là. Je l’avais reconnue à ses ongles éternellement peints de rouge, le même,...

commentaires (4)

Madame M. vous a certainement appris et marqué M. Khoury! Preuve en est votre écriture et vos phrases qui décrivent si sensiblement la vérité et vont tout droit au coeur!

SADEK Rosette

15 h 51, le 08 mars 2021

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Madame M. vous a certainement appris et marqué M. Khoury! Preuve en est votre écriture et vos phrases qui décrivent si sensiblement la vérité et vont tout droit au coeur!

    SADEK Rosette

    15 h 51, le 08 mars 2021

  • Très beau, magnifique.... Mêmes témoignages d'amis à qui je l'ai transféré. Merci

    BAPTISTE Hoda

    18 h 12, le 26 janvier 2021

  • Combien comme Madame M. ont vieilli de dix ans au moins cette maudite année 2020! Combien sont morts! Combien se sont suicidés! Combien ont perdu tout et leurs derniers espoirs!!!!

    Georges Airut

    19 h 32, le 25 janvier 2021

  • Magnifique!, Monsieur Khoury. Merci.

    Afeiche Philippe

    17 h 42, le 25 janvier 2021

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